LaPLAINTE

  • ACCUEILLIR
  • INSTRUIRE
    • Avant-propos
    • Première année
    • Deuxième année
    • Troisième année
  • SUPPRIMER
  • POURSUIVRE

Les circonstances de

notre rencontre

Lettres de la première année

LETTRES
de la première année

LETTRES
de la deuxième année

LETTRES
de la troisème année

Pour accéder à une lettre, cliquez sur le lien actif ou déroulez la page.

Aller plus loin en poursuivant ici.

Prologue

Lettres de la première année

Les circonstances de notre rencontre.

1 Objet : « Et ça ? »

2 Objet : De la liberté d’écrire

3 Objet : Du devoir d’honnêteté

4 Objet : Un peu plus sur cette histoire

5 Objet : Transgression négative et transgression positive

6 Objet : La judiciarisation, ou la suppression de l’être par l’État

7 Objet : Un lien inaltérable

8 Objet : Au tribunal de l’humeur

9 Objet : Le temps est venu que le citoyen s’intéresse à vos affaires

10 Objet : Une société malade donne une justice malade

11 Objet : De glace et d’honneur

12 Objet : Colère, malveillance et indulgence

13 Objet : Vos conneries

14 Objet : Nos dettes

15 Objet : La règle de sa main

16 Objet : L’interprète

17 Objet : Rappel de la loi

18 Objet : Appel à des missions


Prologue


Dans la voix de l’officier de police au téléphone, j’ai senti de la gêne. On n’entre jamais de gaieté de cœur dans l’intimité d’un inconnu, surtout quand on sait ce qu’on va y faire. Jugeant la précision inutile, le policier ne m’a pas donné le motif pour lequel il souhaitait m’entendre. J’avais toutes les raisons de penser que mon courrier du 6 octobre était en cause. J’allais probablement devoir me justifier de mes messages de début juillet ou de ma tentative d’appel téléphonique deux mois plus tard, mais cela ne me semblait pas sérieux, et j’assumais tout à fait de m’être exprimé comme je pensais devoir le faire. Je me suis rendu au commissariat avec confiance, comptant sur cette formalité pour clore cette histoire lamentable. Mais je n’avais pas soupçonné que la « plaignante », puisqu’il faut désormais l’appeler ainsi, avait fait en sorte que rien ne puisse se refermer.

Une fois à son bureau, l’officier de police m’a affirmé que je harcelais la jeune femme depuis un an. J’ai cru à une plaisanterie. Compte tenu de la gravité des faits, j’étais même surpris d’être encore en liberté. N’ayant pu deviner que j’allais devoir me défendre d’une telle accusation, je n’avais pris avec moi aucun document susceptible de prouver ma bonne foi. Diane Ducret avait remis à la police l’intégralité des textes que je lui avais adressés, y compris mes commentaires du manuscrit de la pièce de théâtre qu’elle m’avait confié pour lecture, ainsi que mes essais sur le thème des Indésirables, ouvrage dont elle me parlait et qui n’était alors qu’en gestation. Ce qui donnait une épaisseur plus que respectable au « dossier ».


Les documents en sa possession étaient indiscutablement pour lui des éléments à charge et la preuve manifeste de mon délit. J’importunais Madame Ducret depuis le jour de notre rencontre. J’eus un petit sourire en me disant qu’elle était vraiment « gonflée » et en l’imaginant en train de faire sa déposition avec le nez qui s’allonge… me demandant bien quel cataclysme j’avais provoqué pour la pousser à de telles extrémités. Nous n’en étions plus à des chamailleries enfantines. L’État s’en mêlait et prenait l’affaire très au sérieux. L’affaire ? J’étais dans un bureau de police à devoir me défendre d’une accusation mensongère.


Malgré mes explications, le policier ne voulait pas croire que ces courriers étaient dans leur immense majorité des partages, qu’elle me fréquentait avec joie et qu’en m’adressant ses manuscrits, elle m’avait elle-même encouragé à lui écrire. Personne, enfin, n’aurait entretenu une telle correspondance avec un être virtuel et contre son gré, cela n’avait aucun sens ! « Vous avez des preuves ? » me lança-t-il. Oui, il suffisait de lire, c’était la preuve. Mais demander à un policier de prendre connaissance des documents qu’il utilise pour mettre en cause quelqu’un, c’est compliqué. D’autant plus compliqué que le schéma est bien connu ; des femmes qui accusent à la légère il y en a beaucoup, mais là, compte tenu de l’identité de la plaignante, le mobile était nécessairement fondé. Non, je n’avais emporté avec moi aucune copie de ses mails pour prouver que notre relation était consentie. Cela ne m’avait pas traversé l’esprit.

C’est mon téléphone qui m’a sauvé. Je suis tombé sur ses messages du mois de février, dont celui où elle m’invitait à venir la retrouver chez elle. J’ai tendu au fonctionnaire l’appareil pour qu’il en épluche le contenu, ce qu’il fit avec beaucoup d’attention. « En fait, vous vous entendiez très bien » finit-il par constater. Et d’ajouter, sur un soupir : « Ce n’est pas ce qu’elle nous a dit. »
Après avoir retranscrit le texte de l’invitation que Diane Ducret m’avait adressée, l’officier de police a certifié l’authenticité de la pièce, signé puis tamponné. Il m’a informé qu’il transmettait le dossier au parquet, mais qu’il n’y avait « pas grand chose ». Il m’a également précisé que j’étais en position de porter plainte.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

La dénonciation calomnieuse est un délit défini dans les articles 226-10 à 226-12 du Code pénal. Ce délit consiste à dénoncer une personne pour un fait que l’on sait au moins partiellement inexact. Il est passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement assortie d’une amende de 45 000 euros.

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Lettre 1

  • Avoir perdu les moyens de coucher par écrit ses sentiments, parce que ce faisant l’on prend le risque d’être brisé par l’État, nous fait perdre notre plus précieuse liberté, qui est d’aspirer au beau, d’approcher la part manquante, de se chercher dans le regard de l’autre.

Objet : « Et ça ? »

Madame,

Alors que j’étais assis devant vous et que je ne comprenais décidément pas de quoi je m’étais rendu coupable, j’ai lancé : « Mais, enfin, il n’y a rien ! » Vous avez alors saisi le paquet de mes courriers personnels et de mes notes de lecture et, me regardant droit dans les yeux, m’avez retourné : « Et ça ? »

« Ça », Madame, en tant qu’acte, c’est un échange privé avec une personne consentante à le partager et dans lequel vous ne trouverez pas l’ombre d’un élément constitutif d’un délit, ni même le fragment de ce qui pourrait y conduire. Or vous ne pouvez reprocher à quelqu’un que des faits, jamais ce qu’il est, ni les intentions que vous pourriez lui prêter. À moins que je ne sois un délinquant sexuel notoire et que mes antécédents vous donnent des raisons de penser que mes lignes dissimulaient un stratagème, vous ne pouvez en aucune manière m’inquiéter ou me poursuivre sur la base de ces témoignages de ma sensibilité personnelle. Par conséquent, fonder une matière pénale à partir de mes textes est un abus et une faute.

  • Mais, enfin, il n’y a rien !
  • Et ça ?

Évidemment ! Vous aviez raison, « ça », ce n’était pas « rien ». C’était « ça » et je ne pouvais le nier, puisque c’était moi. Mon être. Mon étincelle. Résumée à une pile de papiers, ma vie était bien ce produit douteux qu’on montre du doigt et dont il faut avoir honte. Ma vie réduite à « ça », preuve de ma culpabilité de toujours.

Je n’aurais jamais dû venir au monde. L’administration française a commis une erreur en enregistrant ma naissance. Profitant de son manque de vigilance, je me suis introduit dans ses écoles, mais, à ma majorité, conscient de mon abus, j’ai laissé les universités aux autres, que ma semi-présence n’aurait fait qu’encombrer. Et puis, un jour, l’État, encore lui, plutôt que de m’effacer de ses rangs, m’a appelé à les rejoindre, estimant que même « ça » pouvait avoir quelque utilité sous ses drapeaux. J’y ai fait de mon mieux, redevable que je me sentais de ce pays qui reconnaissait mon existence sans même se demander si je n’étais pas plutôt une chose.

J’ai attendu l’âge de quarante-huit ans pour être convoqué par un tribunal dont j’apprendrai que ma vie n’a été qu’une longue mystification. J’apprendrai aussi que si j’osais produire à nouveau ce qui s’apparentait à « ça », dit autrement à moi-même, vos coreligionnaires me le feraient douloureusement regretter. De quelle façon ? Vous ne me l’avez pas précisé. Est-ce cela le métier de procureur, voir le mal là où il ne peut se trouver, et le laisser vaguer quand il est flagrant ? Dans un pays où plus personne n’assume ses actes, où l’on accuse, où l’on se défausse, il reste au moins « ça ». Il reste ce que je suis.

J’étais le cadet. Mon frère, plus extraverti, retenait constamment l’attention. Est-ce à cela que je dois mon sentiment de si peu exister ? Ne voyant pas ce que je pouvais avoir de remarquable, je ne cherchais pas à être remarqué. Bien sûr, je me sentais différent des autres enfants, ce qui ne me gênait pas. Constatant leur difficulté à comprendre ce qui me semblait élémentaire, je m’inquiétais déjà pour l’avenir, ne voyant pas comment un monde qui réfléchit si peu pouvait évoluer positivement. En matière affective, par contre, j’accusais un sérieux retard.

L’âge d’or s’étendit pour moi sur les dix dernières années du siècle passé, quand ma position de guide en milieu polaire me conférait l’avantage d’organiser le monde comme je l’entendais. Ce monde se limitait à dix ou douze personnes, mais qui me faisaient entièrement confiance, condition nécessaire en terrain hostile où la sécurité tient à l’unité du groupe. Tout se gâta quand je me mis à écrire dans l’idée de titiller les consciences et d’explorer d’autres voies ; on me lisait, mais sans me suivre. Créer une association pouvait remédier à ce constat, et c’est ainsi que j’emmenai des équipes dériver sur les glaces flottantes, et lançai mes théories pour une île universelle aux confins de l’Arctique. J’imaginais que l’île Hans, à mille kilomètres seulement du pôle Nord géographique, sur la ligne de partage des eaux entre l’Europe et l’Amérique, pouvait devenir le laboratoire d’une diplomatie de l’intérêt commun, et un support de conscience du lien entre le sort que nous réservons à la nature, et notre propre destin.

La peine que j’éprouve aujourd’hui à faire entendre ce qui me semble aller de soi me donne le sentiment de replonger dans le climat enfantin des doutes existentiels. Je me sens à nouveau transparent, et ceci quoi que je fasse ou écrive. Alors, j’exagère. Je force le trait, et cède à la finasserie du romancier qui voit des tensions là où il n’y en a pas pour vérifier s’il fait bien partie du monde. C’est ce qui m’est arrivé avec la personne dont je m’étais épris. Elle m’avait fait sentir que j’existais puis, sans nouvelles, je me suis demandé si j’existais réellement, concluant que, dans le doute, mieux valait ne plus exister du tout, mais avant, montrer que j’existais bel et bien. Bref, je ne savais plus quelle position adopter, je m’emmêlais les pinceaux, avec la crainte sous-jacente de ce sentiment d’impuissance que je traînais avec mon militantisme climatique qui, au bout du compte, n’engageait que moi. J’étais las du bal des bonnes intentions, et redoutais que la belle dont j’admirais tant le caractère fût, elle aussi, de posture plus que de parole.

C’est dans nos relations que l’on découvre qui l’on est vraiment, et ma relation avec la plaignante montre, même imparfaitement, même partiellement, qui je suis. Parce que je cherchais trop à l’accompagner, elle s’est sentie assiégée et je me suis abîmé moi-même, ce qui était une formidable bêtise et vous ne pourrez me reprocher que ma maladresse. Cette femme n’est pas plus responsable de mes fragilités que je ne le suis des siennes, mais nous pouvions nous soutenir, mes textes étaient des échantillons de ce soutien, et son propre désir de m’aider était encore si présent dans son cœur au moment de réaliser sa déposition, qu’elle n’a pas manqué de le mentionner.

Malheureusement, elle n’a pu m’aider conformément à son souhait. Par ma faute. À cause de « ça » justement, pièce à conviction, preuve établie du tourment que je m’infligeais à moi-même et qu’elle ne m’a pas pardonné. « Ça », constat irréfutable du délit qu’est mon être. Certainement avez-vous pensé que l’intimidation pouvait m’aider à me libérer de ce que je suis. Je vous sais gré de votre sollicitude, mais cela ne fonctionne pas ainsi, puisque dans mon enfermement intérieur je n’entends plus que votre « ça » qui m’obsède et me convainc de retourner l’accusation contre vous.

Lettre 2

  • L’écrit, la personne de loi s’en réserve l’usage. Et tout dépend du point de vue du procureur qui n’hésitera pas à bafouer sa propre déontologie pour donner une raison légale à son imposture.

Objet : De la liberté d’écrire

Madame,

Six mois me furent nécessaires avant de commencer à en parler. Et puis, je ne parlais plus que de « ça ». À une femme que je rencontrais, je racontai qui avait porté plainte contre moi, et pourquoi je n’arrivais pas à m’en remettre. Je ne la revoyais jamais, non bien entendu qu’elle craignit que je la harcèle, mais elle ne voyait pas la place qu’elle pouvait occuper. Effectivement, elle n’en avait pas.

Mes éditeurs furent les premiers à qui je me suis confié. Le premier m’écouta avec une grande attention et me dit qu’un jour, écrire s’imposerait à moi. Le second témoigna de la même amitié et m’offrit des livres, piochés dans son catalogue, dont le thème se rapprochait de ce que j’évoquais. Un autre ami à qui j’exposais mes déboires m’affirma que si cette femme avait réagi de la sorte, c’est qu’un homme lui avait probablement fait beaucoup de tort. Son père, songea-t-il. Lui, un autre, des autres, je n’en savais rien, mais je n’étais pas ce personnage-là.

Vous-même m’avez dit que c’était « dommage ». Dommage d’en être arrivés à de telles extrémités alors que nous nous entendions si bien, riches de notre complicité d’auteurs. S’il était dommage que notre relation fût gâchée par une mauvaise interprétation et quelques mots de trop, cela signifie bien qu’il y a eu relation, et qu’elle était partagée. Alors pourquoi me l’avez-vous reprochée ?

Sous la spontanéité de la plume, emporté par mon élan, animé par un désir d’être, de connaître et de servir, j’ai de toute évidence usé de traits qui n’ont pas eu l’impact attendu. Mais si la maladresse fait le malheureux, elle ne fait pas le délinquant. Je me suis laissé aller à des réflexions inutiles, désastreuses compte tenu des tensions qui en découleraient, mais ces réflexions ne sont en aucune façon commandées par des intentions déplacées. La plaignante elle-même ne s’y trompe pas puisqu’elle loue, dans son dernier courrier, la beauté et la noblesse de mes formules.

Affirmer que ces échanges sont de nature malveillante et qu’ils étaient dès le départ subis est de toute évidence une erreur d’appréciation du parquet. Je vous ai demandé à deux reprises de bien vouloir corriger cette erreur. En vain. Je vous ai aussi demandé de m’apporter la preuve de mon délit tel que vous l’avez énoncé. Sans plus de succès. Accuser au poids du papier quelqu’un qui a aimé, fouiller dans l’écrin de ses confessions pour y chercher le malaise, ferment présumé du délit, c’est juste ne rien comprendre à la nature humaine.


La liberté d’écrire recouvre le droit d’émettre des idées accueillies avec faveur ou indifférence, mais aussi celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. Je suis libre d’écrire à une personne que je fréquente, et si cette personne interprète mal mes propos, je suis libre de chercher à l’éclairer, et si elle ne tient pas ses promesses, se renie et me déconsidère, je suis libre de lui signifier mon mécontentement même avec irritation sans que vous ne vous sentiez dans l’obligation de m’affubler de mauvaises intentions que je n’avais pas. Il en va de même de ma liberté de contester vos affirmations si j’estime avoir été la cible d’une accusation qui reste en l’état diffamatoire.

Parce que la protection des libertés individuelles fait partie de votre mission, et que vous devez me protéger de la délation comme de vos propres abus, je vous ai écrit. Pour vous demander d’engager contre moi des poursuites pénales afin de me libérer de votre arbitraire par une décision de justice. Pour que vous repoussiez la date de mon comportement prétendument délictueux de manière à ce qu’il colle a minima aux éléments dont vous disposiez. Refus également, ce qui fait de moi, aux yeux de l’autorité publique, une crapule dont la seule présence est pour autrui un préjudice.

Trop longs, mes courriers ? Et alors ? Ma fécondité désobligerait-elle votre pudeur ? Le vrai poète est incontinent, écrivait Colette.

Vous m’avez mis en cause pour un prétexte mineur à vos yeux, mais majeur aux miens, et mes yeux comptent. Vous auriez dû profiter de ma présence pour préciser les faits, et non vous escrimer à me faire peur au moyen de documents qui ne vous regardent en rien. Pour qu’il y ait justice, votre tâche est d’être juste, et donc de ne pas mettre en cause quelqu’un parce que cela vous arrange et vous permet de faire défiler les dossiers plus vite. La gestion de votre temps de travail ne m’intéresse pas. Votre commission d’avancement non plus. Ce qui m’intéresse, c’est de ne pas être accusé de n’importe quoi.

Vous gardiez le dossier sous le coude, mais je pouvais circuler car tant que je ne me faisais pas de nouveau remarquer, il n’y avait plus rien à voir. Plus rien à voir pour vous, mais pour moi il y avait tout à voir, et ce n’est pas parce que l’affaire que le procureur retient lui semble superficielle qu’elle n’est pas intrinsèquement chargée, et qu’elle ne le renvoie pas à la profondeur de son devoir.


Mon cas témoigne, parmi des dizaines de milliers d’autres, du fossé qui ne cesse de se creuser entre les constructions juridiques et les réalités vécues. En ce temps de tous les divorces, le rôle de l’État serait d’essayer de rapprocher les êtres, de les réconcilier, et non de les éloigner davantage, et de profaner les courriers romanesques des quelques étourdis qui en rédigent encore. Vous avez qualifié de malveillant et délictueux un long acte d’amour, qui a duré un an effectivement, et qui se prolonge aujourd’hui. Par ailleurs, une lettre d’amour s’écrit en général quand on se connaît peu, c’est une façon de se rencontrer, et le procédé comporte toujours des risques, en premier lieu celui de dérouter et de perdre ce que l’on commençait à entrevoir. C’est ma vie, prendre des risques. Ce n’est pas la vôtre, je vous l’accorde.

Lettre 6

C’est une règle : plus l’État intervient là où il ne devrait pas, moins il est présent là où il le faudrait. Un État pénétré par le juridisme multiplie à la moindre alerte les contraintes légales applicables à tous alors que, dans le même temps, il cède facilement aux quelques-uns.


Objet : La judiciarisation, ou la suppression de l’être par l’État

Madame,

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez planté vos yeux dans la chair de mes mots, puis quand je me suis retrouvé face à vous ? En recevant votre convocation, je n’ai même pas fait attention au mobile, ni à la date. C’était tellement absurde que cela ne me touchait pas, et je ne voyais dans cette entrevue qu’une occasion supplémentaire de rendre compte de ce que vous appelez des « faits », et de leur insondable banalité.

La détresse, elle plus qu’insondable, qui m’a happé dans les jours qui suivirent, je ne la raconterai pas, mais ce dont je témoignerai, de manière implicite et combinée à mes réflexions, c’est de ce qui est venu remplacer la détresse : la colère.

Je me suis présenté comme l’élève qui se rend à la convocation du directeur d’établissement. Cela ne m’était jamais arrivé d’être cité pour une raison disciplinaire, et je pense ne pas avoir un instant envisagé que cela m’arriverait un jour. Sachez, avant de prendre connaissance de ce que j’ai à vous dire, que jamais plus je ne me présenterai à vous, ou devant quelqu’un qui se prend pour vous, en m’inclinant. Vous ne m’impressionnez pas. Vous pourrez m’infliger toutes les brimades et les sanctions que vous voudrez ; si un jour vous, ou l’une ou l’un tout pareil, se permet de réitérer l’ombre d’un atome d’un « et ça ? » ou du geste qui l’a accompagné, plus aucune convention ne tiendra. Vous ne serez plus que l’esquif, et je serai la tempête.

Sentez-vous d’où vient le vent, d’où vient la colère ? Du tohu-bohu des sentiments. Car je suis de sang et de conscience. Ma colère passe par tous les caps, apprend de tous les reliefs, lie les houppiers aux froissements, les rais aux brumes, s’épanche sur les combes et se dilue dans les plaines. Mais votre énergie à vous, votre aspiration première… Qu’est-ce, sinon un placard politique collé sur l’impalpable, et qui passe depuis des années par un processus toujours plus étendu de soumission de l’ordre naturel à l’ordre artificiel dont vous tirez votre distinction d’être le gendarme ? Un terme désigne ce processus d’assujettissement, de réduction par l’État de l’être en objet : la judiciarisation.

La judiciarisation correspond à la prise de pouvoir du judiciaire tous azimuts, dans l’imaginaire souvent plus que dans les faits, car la peur, le conformisme suffisent généralement à convertir à sa doctrine le citoyen ordinaire aussi bien que le décideur. La judiciarisation procédant d’une conjugaison de tendances sociétales au demeurant extérieures à l’appareil judiciaire, l’on pourrait croire le magistrat hors de cause. Il est au contraire, et c’est ce que je comprends à mesure que je me penche sur votre cas, au centre du phénomène, parce qu’il le permet. La personne qu’il convoque devient une sorte de bouc émissaire d’une justice qui ne s’encombre pas plus de vérité que de preuves, puisqu’elle intervient par commodité, pour satisfaire le pouvoir au service duquel elle se place. Et le pouvoir auquel cette justice obéit peut tout aussi bien n’être que l’individualisme.

La judiciarisation se définit également comme la tendance à recourir aux dispositifs légaux, donc à la puissance publique, pour décider de ce qui devrait n’appartenir qu’à soi. Chacun devient alors le juge de son voisin et use de la peur de l’autorité pour le plier à sa volonté. Cette tendance vient des États-Unis et trouve son relais dans la construction européenne. Elle a pris aujourd’hui le dessus sur le droit français sur fond de rationalisme et de progressisme, et se reconnaît à la multiplication des ingérences de l’État dans la vie collective aussi bien que privée.


C’est en relatant ma mésaventure à mon entourage que j’ai pris conscience de l’universalité du fléau ; personne qui ne conservait en lui un traumatisme vis-à-vis de la justice, converti par le temps en ressentiment inextinguible ou en ironie désabusée. Si nous ne connaissons plus, depuis 1981, la peine de mort, nous sommes plus que jamais exposés à un fourmillement de petites exécutions, peu spectaculaires, et occultées. Ces mises à mort implicites découlent de la judiciarisation, processus toujours plus étendu de marginalisation de l’intelligence et du droit.

L’avocate qui convainc sa cliente d’accuser son mari d’attouchements sur sa fille pour s’assurer de lui en faire obtenir la garde, ne la pousse-t-elle pas au crime ? Le juge qui reproche à une mère des mœurs qui ne le regardent en rien et décide de lui retirer ses enfants, ne s’arroge-t-il pas le droit de tuer ? Le propriétaire qui ne peut plus entrer dans sa maison parce que les moyens légaux ne lui permettent pas d’en faire sortir les squatteurs, n’est-il pas dépossédé d’une part de lui-même ? En agriculture, ces réglementations inadaptées qui contraignent les petits exploitants à des investissements qui dépassent leurs capacités, que font-elles, sinon provoquer une cessation d’activité, et pousser le paysan dans un désespoir qui le conduit souvent au suicide ? Et ces hôtels de province qui ferment à cause de travaux ne suffisant jamais à satisfaire l’administration qui, une fois de plus, punit les plus entreprenants, les plus sensibles, les plus généreux, de quoi cela détermine-t-il sinon d’un anonyme qui rabat tout ce qui ressemble à la vie ?

Le juridique étend son système racinaire dans les trois terreaux que sont la voie pénale – celle qui nous concerne ici –, la voie civile pour les litiges entre les personnes, et la voie réglementaire, reliée à la multiplication de normes dans tous les domaines. Les normes ont ceci de redoutable qu’elles n’offrent aucun moyen de s’y opposer, raison pour laquelle elles devraient impérativement répondre à une nécessité dont le bénéfice est incontestable. Ce qui est très loin d’être le cas. Or c’est par l’introduction de normes que le champ d’intervention du juge s’élargit le plus rapidement, et de façon telle que nul ne peut s’y soustraire.

Parce qu’ils échappent au contradictoire qui permet de faire valoir le droit, qu’ils sont innombrables, multiformes, et se déploient en périphérie des grandes affaires, les abus dans l’usage de la loi orientent la société en profondeur tout en restant difficiles à catégoriser. Ces petites ingérences qui se glissent à tout moment sur les ondes et dans la rue sous la forme de prescriptions, de recommandations et d’interdictions en tout genre au prétexte de notre bien-être ou de notre sécurité, ne représentent-elles pas une forme transgression du droit à disposer de soi-même ?

Les instruments légaux ne sont pas seulement employés pour cadrer la vie personnelle. Ils régissent également l’industrie au plus haut niveau. Ainsi, par exemple, l’on voit les Américains s’appuyer sur des dispositions légales qui leur sont propres pour mettre la main sur Alstom, avec l’accord de l’État français. L’on voit aussi comment, grâce à son équipe de juristes, le PDG de la multinationale BlackRock est devenu l’homme le plus puissant du monde. Car faire de l’argent, à petite ou grande échelle, passe par la manipulation des codes légaux, supérieurs à l’économie réelle, à l’intérêt public ainsi qu’à toute recherche d’équité. Dans la soumission de l’homme par l’homme, la judiciarisation semble bel et bien être l’arme suprême.

Lettre 8

Un procureur, on le constate tous les jours, n’est plus capable de reconnaître une preuve dès qu’elle l’éloigne de l’idée qu’il se fait d’une affaire. S’il ignore les preuves les plus manifestes, alors que fera-t-il d’une preuve d’amour ? L’amour n’apparaît dans aucun code. Comme si l’on ne savait pas quoi en faire, ou qu’on voulait l’empêcher d’introduire ouverture et compréhension parmi des règles qui ne visent qu’à contraindre et à cadrer.

Objet : Au tribunal de l’humeur

Madame,

Cette personne a préféré, au motif de sa susceptibilité, renoncer à une belle relation plutôt qu’à la jouissance qu’elle éprouvait à m’en priver. Elle est allée jusqu’à déposer une plainte pour cela, alors que je ne lui ai évidemment fait aucun mal et que la dernière fois où nous nous sommes parlé, nous étions en parfaite amitié. Votre responsabilité est de me protéger de ces humeurs, qui sont en outre castratrices, et que vous devriez d’autant mieux connaître que votre position vis-à-vis de moi a pu me laisser entendre que vous les partagiez.

Vous défendez que je suis l’auteur de sollicitations malveillantes réitérées au préjudice de la personne de Diane Ducret depuis le 22 novembre. Le 22 novembre, c’est le jour où nous nous sommes rencontrés. Nous avons été présentés l’un à l’autre à l’occasion d’un salon du livre où nous présentions nos ouvrages respectifs. Je lui ai donc fait du tort de ma seule présence. Je ne m’en apercevais pas. Mais vous, vous affirmez le contraire, vous déclarez que j’ai été instantanément animé par de mauvaises intentions, le fait que ma victime ne s’en soit pas immédiatement aperçue plaidant pour son innocence. Avant de me précipiter dans un gouffre, ne pouviez-vous pas m’épargner le jour de notre rencontre, le temps que je me reconnaisse ? Me tuer le lendemain, si cela vous était si nécessaire, mais identifié, avec un visage humain. Qu’est-ce que cela vous aurait coûté de m’accorder un jour, un jour seulement, au cours duquel je ne me serais pas comporté avec cette jeune femme comme une bête ?

Les choses ne peuvent s’arrêter-là où vous le décrétez si vous les faites commencer bien avant qu’elles ne puissent exister. Votre accusation, aucun parmi ceux que vous envoyez derrière les barreaux n’en aurait simplement eu l’idée, mais personne parmi vos collègues n’a eu la décence de la réviser. À cause de cela, vos mots ne s’arracheront pas de ma psyché tant que vous les maintiendrez, sans limite de temps. Votre calomnie vous rend responsable de moi. Si je me tourne vers vous, c’est aussi pour vous libérer de cette responsabilité. Je regrette que vous ne le compreniez pas.

Pourquoi n’avez vous pas cherché à savoir comment je voyais les choses ? Mon témoignage aurait pu accompagner le processus de vérification judiciaire. Bien sûr, en qualité de procureur, vous êtes partiale, mais votre partialité a beau être inhérente à votre fonction, elle ne vous dispense pas de la loyauté dans le regard que vous portez sur les personnes et sur les faits. En ne me laissant aucun moyen de répondre à vos propos infâmes, vous m’avez placé dans l’obligation de les prendre pour vrais. Je dois donc considérer mon vice comme réel et incurable. Ce qui, je le confesse, me rend l’obligation de vivre très pesante. « Mal nommer les choses c’est ajouter aux malheurs du monde », écrivait Camus. Vous ne faites que cela.

À votre façon d’accueillir n’importe quelle plainte sans en vérifier la sincérité, et d’employer tout ce qui peut vous être utile pour mettre en difficulté quelqu’un, vous donnez l’impression de n’avoir aucun principe, et l’on pourrait croire que vous ne cherchez qu’à satisfaire un besoin immédiat. Besoin de boucler un dossier, de suivre une directive, de vous sentir importante. Du coup, vous m’avez utilisé un peu comme si j’avais pour fonction de vous soulager d’une nécessité organique. On entre, on fait ce qu’on à faire, on tire la chasse et on oublie. Votre justification professionnelle ne tient plus alors qu’à un réflexe hygiéniste qui demande à ce que l’autre soit le plus rapidement possible évacué.

Votre intervention aurait pu se concevoir si vous n’aviez pas agi en tant que procureur qui avance sa thèse, mais en qualité de juge d’instruction, c’est-à-dire de magistrat qui emploie toute son objectivité pour instruire une affaire et débusquer le mensonge. Mais débusquer le mensonge, c’était bien la dernière de vos préoccupations, et parce que vous ne m’avez pas avisé du raisonnement qui a su vous convaincre que j’étais un être consubstantiellement dépravé, j’ai essayé de le reconstituer par moi-même. C’est ainsi que je suis tombé sur Abélard et son « péché d’intention », lequel aurait eu une certaine influence sur le droit, l’intention suffisant à déterminer de la culpabilité. Ce qui ne m’aide toujours pas à comprendre ce qui a pu vous faire penser que j’étais animé d’intentions coupables.

Le même Abélard est un précurseur de ce qu’on appelle l’amour libre. Or, l’acte d’amour détaché de l’approbation sociale n’étant pas un délit, comment le simple témoignage d’un amour pourrait-il l’être ? Parce que, plaisant un jour, il sera gênant le lendemain ? Qu’est-ce qui, selon vous, établit la transgression : le fait, l’intention ou l’humeur ? L’humeur de l’accusé, l’humeur du plaignant, ou celle du procureur ?

Ce sont là de vraies questions.

Lettre 11

Objet : De glace et d’honneur

Ce n’est pas parce que ce que vous dites est hors réalité que cela n’interagis pas avec la réalité, qui en l’occurrence est la mienne. Créer des poupées ou des monstres, n’en avez-vous pas le pouvoir quand d’un mot vous redéfinissez un homme ? L’accusation est de la magie noire.

Madame,

Je ne suis pas juriste. Je ne suis pas journaliste. J’écris, en particulier autour de ce qui touche aux régions polaires. J’organisais des expéditions au Groenland et dans l’Arctique canadien pour témoigner de leur immense beauté. En créant l’association « Les Robinsons des glaces », je cherchais un moyen de sauver d’une fonte prématurée les dernières banquises de mer de l’océan Arctique, ces banquises de deux à dix ans d’âge qui dynamisent les courants marins et agissent comme un climatiseur pour l’hémisphère boréal. Notre dernier rempart avant la cuisson. Les scientifiques estiment que l’océan Arctique sera totalement libre de glaces en été avant 2050. Rien ne retiendra plus alors la fusion de la calotte glaciaire du Groenland, la montée des océans et la perte de rendement agricole sous l’effet des sécheresses, du sel ou des ouragans.

Dans l’espoir de retenir un moment encore notre blanche amie, je me suis laissé dériver sur son dos, alors que les courants glacials l’acheminaient vers le sud en grappes hésitantes, caillots de lait sur lit bleu outremer. La banquise, je l’aimais, à mes risques et périls. Pour elle, je m’étais mis en tête de lancer un mouvement, de rejoindre des fondations, de mobiliser élus et grands patrons. Mais après m’être engagé à corps perdu pour préserver quelques arpents de glace, je constatais que la prise de risque physique ne pesait pas davantage que l’élaboration d’un argumentaire, et n’observais pas plus d’effet tangible, pour y avoir contribué, à l’éducation des masses qu’à celle des enfants. Conférences, réunions, déjeuners, « brain storming »… Ne voyant plus comment aborder les choses, je me trouvais dans la confusion jusqu’au jour où je rencontrai une jeune femme qui, bien loin de se douter qu’elle tiendrait un tel rôle dans ma vie, m’offrit ce qui me manquait. Il ne s’agissait cependant pas d’un cadeau généreux. Un cadeau féroce, ficelé d’orgueil et d’âpreté. Je déplorais de ne plus savoir par quel bout prendre le monde. Diane Ducret m’en a tendu un.

C’est ainsi que, non encore remis d’une expédition que je ne recommanderais à personne, je me suis vu convoqué par la police sur l’humeur de la femme dont je venais magnifiquement de m’éprendre. Je le lui avais confié et elle souhaitait me revoir. Souhait qu’elle ne satisfit jamais. À cause d’un courrier aussi mal écrit qu’interprété, elle m’a rejeté puis, sur mon insistance, m’a menacé de me livrer. Ce qu’elle fit quand je lui demandai fermement de retirer ces mots.

La douleur de ce qui représenta pour moi pire qu’une accusation pour viol fut si aiguë qu’une nuit de blizzard, comparée à elle, est un bien chétif désagrément. Et la nature n’a jamais la cruauté de l’irrévocable.

J’étais libre. Libre comme vous ne pourriez l'imaginer. J’ai perdu ma liberté le jour où vous avez piétiné ma foi, et m’avez tenu pour responsable de votre saccage. Libre, je l’étais parce que j’étais vrai, et qu’il n’y pas de liberté sans vérité. Ne transigez jamais avec l’exactitude des termes que vous employez contre quelqu’un, qui qu’il soit et quoi qu’il ait fait. La justice, c’est donner à chacun ce qui lui est dû, et ce qui lui est dû, c’est d’abord la vérité.

Les faits comptent souvent moins que notre façon d’y réagir. Les faits, dans l’histoire qui nous concerne, sont banals, et il faut être animé de sentiments bien peu charitables pour y voir une matière illicite. Les établissements pénitentiaires étant saturés, il vous est devenu commode d’emprisonner les gens dans leur psychisme en faisant en sorte qu’ils se sentent coupables. Vous m’avez enfermé en moi-même et j’écris pour essayer de me libérer. J’écris, j’écris, mais je suis toujours enfermé.

Bien sûr, vous pouvez estimer que je surréagis. Mais vous n’êtes pas moi. Il m’arrive souvent de refuser ce dont la plupart s’accommodent. C’est ma singularité et mon droit. Abstenez-vous de juger celui que vous n’auriez pas été capable de suivre ; je suis seul à avoir ressenti ce que j’ai ressenti pour me rendre là où je suis allé, et ne me souviens pas vous avoir croisée en chemin. L’on ne peut juger quelqu’un que sur sa façon d’exercer son métier, parce qu’un métier est une interaction formelle avec les autres qui donne des obligations à leur endroit. Pendant que vous faisiez le constat de ma vie privée qui ne vous regarde pas et ne vous doit rien, j’ai fait celui de votre travail, qui me regarde et que vous me devez.

En attente de rencontres, je partais en expédition. C’est surtout la solitude que je trouvais, et sans doute ne choisissais-je pas la meilleure direction pour y échapper. Ce que je ressentais, là-haut, ce n’était pas exactement le bonheur. Quand le vent, la pierre, la mer, la glace, tout cela qui n’a rien d’humain, conjugué au froid et à l’isolement pour être moins encore que toute absence d’humanité, s’imposait à moi pour me faire souffrir, je me sentais honoré. Oui, c’est le terme, honoré. Le réel, ce qui était avant, ce qui est aujourd’hui et sera demain, m’acceptait ; dans ma chair, incongrue en ces empires, dans mes pensées, paysage pour les paysages, et dans la tiédeur corporelle que le climat me concédait, j’étais humain, exclusivement humain, et honoré par cette humanité. Pour m’être donné, j’étais d’honneur.

Les latitudes étaient en elles-mêmes suffisantes. J’aimais autant que je le pouvais tout ce qu’il y a de moins aimable, et le moins aimable m’aimait aussi. Être si bien accueilli, par tellement plus grand que soi ! Pour me retrouver du jour au lendemain, sur votre invitation, mortifié par si petit…

Alors, en effet, que le déshonneur inégalable se fasse appeler « justice » aurait seulement pu me faire sourire. J’ai bien souri, mais comme sourit celui qui ne va pas s’attarder. Je sais où est mon honneur et le retrouve en tout silence. En attendant un plus grand silence encore que celui que je partais rejoindre, je questionne les traces que vous m’avez laissées dans l’espoir, invariablement déçu, qu’elles m’indiquent une autre voie que celle qui consiste à les suivre.

Lettre 15


Objet : La règle de sa main

Madame,

Tout se règle ou se dérègle selon la main qui se place au-dessus de l’autre. Notre relation naissante était entre ses mains. Je devais m’en tenir à ce qu’elle m’indiquait et si j’écrivais, c’était pour ouvrir un espace où j’aurais été son égale, car je doutais que notre relation fût pour elle autrement qu’agréable ou utile. Je restais demandeur avec le sentiment de dépendre du bon vouloir d’une personne que je n’arrivais pas à cerner. C’était pour éviter ce déséquilibre que j’avais pris le soin de me déclarer. Soit elle me rejetait, et alors je disparaissais avant de m’exposer véritablement, soit elle continuait à me fréquenter tout en me sachant épris, ce qui fut son choix.

Souhaiter me revoir alors qu’elle connaissait mes sentiments l’obligeait au minimum d’attention qui m’était nécessaire pour que je continue de croire en elle. Obtenir de ses nouvelles par le biais de son média social me fit comprendre qu’elle était loin. Quand, plus tard, je me retrouvai seul au Salon du livre de Paris où nous avions envisagé un mois plus tôt de nous revoir, j’eus l’impression d’être à ses yeux bien peu de chose. Alors, pour mettre fin à une relation dont je ne voyais pas quel sens elle pouvait avoir, ou pour en fixer les bases jusqu’ici trop incertaines, je me suis rebellé. En réponse, elle a dressé un mur.

Pas un mur pour se préserver de ma curiosité, mais pour m’imposer sa loi et me punir. Les termes qu’elle reçut comme des insultes n’en étaient évidemment pas, mais témoignaient de mon désarroi de ne plus l’entendre, et de l’inconfort dans lequel m’avait placé mon attachement. Elle en fit un prétexte pour ne pas chercher plus loin.

Répondre par une intransigeance hostile à quelqu’un qui a de la peine fait beaucoup souffrir. Mais je pense qu’elle aussi a souffert. Non pas des sollicitations dont je l’aurais accablée, mais de l’effort qu’elle faisait pour me priver de toute indulgence. Pour se montrer forte dans sa position, elle a puisé dans son insensibilité la plus farouche. Pour se hisser au plus haut degré de l’orgueil, elle a cherché en elle le moins possible de l’amour. Honteuse de l’avoir trouvé, elle m’a effacé du monde pour que jamais je ne le lui rappelle.

Sa réaction m’a frappé, m’a ébranlé, m’a questionné et tout questionnement cherche spontanément sa réponse. Parfois, pour comprendre qui l’on est, il faut passer par son contraire. Si l’on est tenté d’accuser, c’est qu’un mal a trouvé domicile en soi. Et si l’on accuse, peut-être est-ce pour se fidéliser un ennemi. L’ennemi véritable est souvent cet ami qui ne nous quitte jamais, jusqu’au jour où l’on se sent prêt à l’entendre, à accueillir ce qu’il est venu apporter. Sinon, pourquoi salir celui qu’il est si simple de rendre beau ?

Mon destin en venant au monde n’était pas de devenir son ennemi, mais peut-être, à ce moment-là, de la rencontrer. Dès que nous commençâmes à échanger, il y eut bien en moi un amour, prudent mais profond. Elle m’inspirait et j’aimais l’inspiration qui me venait d’elle ; elle introduisait en moi mille possibles et j’aimais ce nombre. Je m’imaginais que les picotements lumineux qui s’invitaient dans ma poitrine me préparaient pour une grande fête. Ces choses, bien sûr, ne se partagent pas facilement, mais je continuais de croire au soleil de ses petits messages bourrés de tendresse, et de nos déjeuners qui me parurent si brefs.

Craindre le danger, c’est lui souffler d’exister. Il se manifestera alors pour nous apprendre à ne plus le craindre. Peut-être est-ce là une loi de la vie : ce qui advient et qu’on ne veut pas, c’est ce qui nous conduit à devenir ce qu’on doit être. Il m’est arrivé bien pire que tout ce qui avait pu m’inquiéter ; une petite peur a donc suffi pour que son spectre exorbitant fonde sur moi. J’ai insisté pour qu’elle m’entende et suis allé jusqu’au courrier qui l’amènerait à réaliser sa menace de plainte, de manière à ce qu’elle aussi affronte ce qu’elle craignait et contre quoi je ne pouvais rien. Se rendre à la police était une démarche épouvantable et pourtant, elle l’a accomplie avec résolution, elle s’est même trouvée courageuse. Comment est-ce possible ? Quelle victoire, aux dépens d’autrui, a-t-elle eu le sentiment de remporter sur elle-même ?

L’on se sent parfois plus sûr dans l’ombre qu’en plein jour, meilleur maître de soi de biais que centré. On laisse pourrir une relation sans trop savoir pourquoi, comme si la blessure que l’on inflige à l’autre était le meilleur moyen de nous détacher de lui sans vraiment le quitter. L’amertume que l’on distille nous donne l’illusion de gagner sur ce terrain où l’on n’a jamais fait que perdre, et supporte, cahin-caha, notre sentiment d’exister. On ne s’en prend pas au dur et au méchant, non ! Ni au violent que l’amour pardonne. On ne sanctionne de notre hauteur étanche à tout verbe que les doux, les idéalistes, les embrasés. Le silence se fait alors démonstration de puissance, vengeance hâtive contre le bien qu’un être nous a un moment apporté, et auquel on n’a pas su répondre.

Chacun a son altitude de prédilection. Pour aimer, mieux vaut habiter au même étage, de manière à monter ensemble aux suivants. L’on voudrait que le temps ne soit pas qu’un temps pour courber l’échine, pour sauver sa peau ; l’on voudrait un temps pour se déployer, pour offrir. Mon temps, elle lui avait sans le savoir attribué un sens, et pour l’en remercier, je la lisais, lui écrivais. « Je suis quelqu’un qui donne beaucoup » m’avait-elle confié lors d’un déjeuner, sans que j’en apprisse davantage. Donner… Je croyais que des êtres proches se donnaient naturellement, et s’aimaient sans qu’il leur soit nécessaire de se conquérir. Parce que celui qui conquiert prend plus qu’il ne donne et celui qui se laisse séduire se complaît plus qu’il n’aime, je n’ai jamais cru qu’un véritable amour pouvait être la récompense d’une conquête.

L’amour existe pour parer à l’arbitraire des accidents et des malentendus, à l’injustice de revers trop cruels pour en retirer des leçons. Désamorcer les mots est la vertu de l’amour ; il affirme en cela la supériorité du lien sur l’intellect, la préséance de la durée sur la tocade. L’on peut penser que la vie, quand elle tient à nous, sème ses épreuves non pas pour nous faire du mal, mais pour nous dire d’arrêter là, et de reprendre autrement, en mieux. Elle peut aussi nous bousculer pour nous replacer dans notre vraie direction. En ce cas, aucun effort, quel qu’il soit, aucune imploration, n’aurait le pouvoir de nous détourner de nos peines, de recomposer un bonheur. L’amour serait alors la vie même quand elle décide pour nous.

Textes et photos Emmanuel Hussenet - Tous droits réservés 2025 - contact@laplainte.fr
Site réalisé avec WebAcapellaFusion - Hébergé par OVH, 2 rue Kellermann - BP 80157 59053 ROUBAIX CEDEX1