LaPLAINTE

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Pour la suppression du rappel à la loi

ou de l'avertissement pénal probatoire

Désengorger les tribunaux, mais à quel prix ? Faciliter l’accusation au prétexte de n’importe quelle plainte en excluant la défense. Harceler le citoyen sans engager la moindre responsabilité des autorités publiques. Se débarrasser du droit comme d’un encombrant.


En plus d’être reconnu pour son inefficacité, défaut que voudrait corriger l’avertissement probatoire, le rappel à la loi est une procédure dangereuse. Il dissimule, au-delà des pauvres moyens de la justice, l’imprégnation des tribunaux par un étatisme aveugle en même temps que par des idéologies individualistes et victimaires. L’indifférence à la liberté des autres et à la vérité des faits de nombreux magistrats serait alors symptomatique d’un manque contagieux de rigueur et, plus largement, d’une insondable pénurie d’amour.

Cette sélection de courriers extraits de La Plainte mène à une conclusion sans équivoque : les procédures d’avertissement pénal doivent être supprimées.

Lire l’ensemble de l’ouvrage reste toutefois nécessaire pour connaître les multiples éléments qui plaident en faveur de cette nécessité.

Les éléments de réflexion autour du rappel à la loi se concentrent en particulier dans les courriers suivants :

1 Objet : « Et ça ? »

3 Objet : Du devoir d’honnêteté

17 Objet : Rappel de la loi

39 Objet : C’est pour ton bien

61 Objet : Pour la suppression du rappel à la loi

Lettre 1

  • Avoir perdu les moyens de coucher par écrit ses sentiments, parce que ce faisant l’on prend le risque d’être brisé par l’État, nous fait perdre notre plus précieuse liberté, qui est d’aspirer au beau, d’approcher la part manquante, de se chercher dans le regard de l’autre.

Objet : « Et ça ? »

Madame,

Alors que j’étais assis devant vous et que je ne comprenais décidément pas de quoi je m’étais rendu coupable, j’ai lancé : « Mais, enfin, il n’y a rien ! » Vous avez alors saisi le paquet de mes courriers personnels et de mes notes de lecture et, me regardant droit dans les yeux, m’avez retourné : « Et ça ? »

« Ça », Madame, en tant qu’acte, c’est un échange privé avec une personne consentante à le partager et dans lequel vous ne trouverez pas l’ombre d’un élément constitutif d’un délit, ni même le fragment de ce qui pourrait y conduire. Or vous ne pouvez reprocher à quelqu’un que des faits, jamais ce qu’il est, ni les intentions que vous pourriez lui prêter. À moins que je ne sois un délinquant sexuel notoire et que mes antécédents vous donnent des raisons de penser que mes lignes dissimulaient un stratagème, vous ne pouvez en aucune manière m’inquiéter ou me poursuivre sur la base de ces témoignages de ma sensibilité personnelle. Par conséquent, fonder une matière pénale à partir de mes textes est un abus et une faute.

  • Mais, enfin, il n’y a rien !
  • Et ça ?

Évidemment ! Vous aviez raison, « ça », ce n’était pas « rien ». C’était « ça » et je ne pouvais le nier, puisque c’était moi. Mon être. Mon étincelle. Résumée à une pile de papiers, ma vie était bien ce produit douteux qu’on montre du doigt et dont il faut avoir honte. Ma vie réduite à « ça », preuve de ma culpabilité de toujours.

Je n’aurais jamais dû venir au monde. L’administration française a commis une erreur en enregistrant ma naissance. Profitant de son manque de vigilance, je me suis introduit dans ses écoles, mais, à ma majorité, conscient de mon abus, j’ai laissé les universités aux autres, que ma semi-présence n’aurait fait qu’encombrer. Et puis, un jour, l’État, encore lui, plutôt que de m’effacer de ses rangs, m’a appelé à les rejoindre, estimant que même « ça » pouvait avoir quelque utilité sous ses drapeaux. J’y ai fait de mon mieux, redevable que je me sentais de ce pays qui reconnaissait mon existence sans même se demander si je n’étais pas plutôt une chose.

J’ai attendu l’âge de quarante-huit ans pour être convoqué par un tribunal dont j’apprendrai que ma vie n’a été qu’une longue mystification. J’apprendrai aussi que si j’osais produire à nouveau ce qui s’apparentait à « ça », dit autrement à moi-même, vos coreligionnaires me le feraient douloureusement regretter. De quelle façon ? Vous ne me l’avez pas précisé. Est-ce cela le métier de procureur, voir le mal là où il ne peut se trouver, et le laisser vaguer quand il est flagrant ? Dans un pays où plus personne n’assume ses actes, où l’on accuse, où l’on se défausse, il reste au moins « ça ». Il reste ce que je suis.

J’étais le cadet. Mon frère, plus extraverti, retenait constamment l’attention. Est-ce à cela que je dois mon sentiment de si peu exister ? Ne voyant pas ce que je pouvais avoir de remarquable, je ne cherchais pas à être remarqué. Bien sûr, je me sentais différent des autres enfants, ce qui ne me gênait pas. Constatant leur difficulté à comprendre ce qui me semblait élémentaire, je m’inquiétais déjà pour l’avenir, ne voyant pas comment un monde qui réfléchit si peu pouvait évoluer positivement. En matière affective, par contre, j’accusais un sérieux retard.

L’âge d’or s’étendit pour moi sur les dix dernières années du siècle passé, quand ma position de guide en milieu polaire me conférait l’avantage d’organiser le monde comme je l’entendais. Ce monde se limitait à dix ou douze personnes, mais qui me faisaient entièrement confiance, condition nécessaire en terrain hostile où la sécurité tient à l’unité du groupe. Tout se gâta quand je me mis à écrire dans l’idée de titiller les consciences et d’explorer d’autres voies ; on me lisait, mais sans me suivre. Créer une association pouvait remédier à ce constat, et c’est ainsi que j’emmenai des équipes dériver sur les glaces flottantes, et lançai mes théories pour une île universelle aux confins de l’Arctique. J’imaginais que l’île Hans, à mille kilomètres seulement du pôle Nord géographique, sur la ligne de partage des eaux entre l’Europe et l’Amérique, pouvait devenir le laboratoire d’une diplomatie de l’intérêt commun, et un support de conscience du lien entre le sort que nous réservons à la nature, et notre propre destin.

La peine que j’éprouve aujourd’hui à faire entendre ce qui me semble aller de soi me donne le sentiment de replonger dans le climat enfantin des doutes existentiels. Je me sens à nouveau transparent, et ceci quoi que je fasse ou écrive. Alors, j’exagère. Je force le trait, et cède à la finasserie du romancier qui voit des tensions là où il n’y en a pas pour vérifier s’il fait bien partie du monde. C’est ce qui m’est arrivé avec la personne dont je m’étais épris. Elle m’avait fait sentir que j’existais puis, sans nouvelles, je me suis demandé si j’existais réellement, concluant que, dans le doute, mieux valait ne plus exister du tout, mais avant, montrer que j’existais bel et bien. Bref, je ne savais plus quelle position adopter, je m’emmêlais les pinceaux, avec la crainte sous-jacente de ce sentiment d’impuissance que je traînais avec mon militantisme climatique qui, au bout du compte, n’engageait que moi. J’étais las du bal des bonnes intentions, et redoutais que la belle dont j’admirais tant le caractère fût, elle aussi, de posture plus que de parole.

C’est dans nos relations que l’on découvre qui l’on est vraiment, et ma relation avec la plaignante montre, même imparfaitement, même partiellement, qui je suis. Parce que je cherchais trop à l’accompagner, elle s’est sentie assiégée et je me suis abîmé moi-même, ce qui était une formidable bêtise et vous ne pourrez me reprocher que ma maladresse. Cette femme n’est pas plus responsable de mes fragilités que je ne le suis des siennes, mais nous pouvions nous soutenir, mes textes étaient des échantillons de ce soutien, et son propre désir de m’aider était encore si présent dans son cœur au moment de réaliser sa déposition, qu’elle n’a pas manqué de le mentionner.

Malheureusement, elle n’a pu m’aider conformément à son souhait. Par ma faute. À cause de « ça » justement, pièce à conviction, preuve établie du tourment que je m’infligeais à moi-même et qu’elle ne m’a pas pardonné. « Ça », constat irréfutable du délit qu’est mon être. Certainement avez-vous pensé que l’intimidation pouvait m’aider à me libérer de ce que je suis. Je vous sais gré de votre sollicitude, mais cela ne fonctionne pas ainsi, puisque dans mon enfermement intérieur je n’entends plus que votre « ça » qui m’obsède et me convainc de retourner l’accusation contre vous.

Lettre 3

  • Il est déplaisant de vivre dans un pays dont les institutions se croient légitimes à intervenir dans la vie intérieure des personnes sans songer à recourir, en tout premier lieu, à la médiation. Pourquoi le procureur se sent-il obligé de chercher le mal plutôt que le bien, et s’il ne trouve pas le mal, de l’introduire ? Pour s’inscrire dans une conception de la justice fondée sur l’accusation.

Objet : Du devoir d'honnêteté

Madame,

Nous avons tous une raison de nous plaindre de quelqu’un. Nous avons tous un jour reçu le coup de gueule ou la provocation d’une personne que nous avons frustrée parce que nous refusions de l’entendre. Nous sommes souvent responsables de ce type de réaction et quand bien même nous ne le serions pas, il ne caractérise pas le délit. Contrarier quelqu’un n’est pas un délit. En revanche, dénoncer sans motif honorable en est un.

Au début, je prenais cette histoire pour une plaisanterie, et cela m’intéressait de vous rencontrer parce que dans la vraie vie, on ne vous croise jamais. Je voyais là aussi l’occasion de m’expliquer au cas où le complément à ma déposition que je vous avais fait parvenir n’aurait pas été suffisant. Mais les arguments de la défense, vous n’en aviez rien à foutre. Vous n’avez même pas tenu compte de la correction que la police avait apportée à son premier constat et qui prouve la diffamation. J’ai alors compris qu’un procureur qui agit seul et n’a pas l’intention de poursuivre ne se fatigue pas à distinguer ce qui lui convient de ce qui est, et que toute chose commence et s’arrête là où il le décide.

Le fait d’avoir écrit à la future plaignante ne peut pas constituer une infraction en soi, et ceci d’autant moins qu’elle me répondait, et que la majeure partie des documents qu’elle a utilisés contre moi sont constitués des commentaires que je lui adressais après lecture des manuscrits qu’elle-même me confiait. Une femme qui, suite à une brouille et à un retournement radical d’attitude, se présente à la police avec les travaux et courriers du garçon qu’elle se réjouissait un peu plus tôt de fréquenter, n’avance pas une preuve ni même un indice de délit, mais révèle un trouble qui devrait vous alerter, car il n’a pas plus son origine dans la personne qui l’a malencontreusement suscité qu’il ne trouvera d’issue dans sa mise en cause.

Passer au Stabilo pour mieux les indiquer à la police les mots et expressions qui, sortis de leur contexte, peuvent paraître négativement teintés, alors qu’au moment de les découvrir ils furent parfaitement compris et que seule la volonté d’atteindre autrui justifie que, des mois plus tard, ils soient ainsi mis en exergue, est un acte singulièrement malveillant, pour ne pas dire pervers. J’ai été frappé par la satisfaction que vous avez manifestée en m’informant de cet acte, duquel vous imaginiez sortir un argument imparable. Vous m’avez-vous toutefois précisé que ce n’étaient pas les termes que j’employais qui expliquaient le traitement que vous me réserviez, mais la quantité. La quantité de quoi, Madame ?

J’ai été frappé aussi par votre agacement quand j’ai tenté de vous faire entendre, alors que l’horloge tournait, que vous ne pouviez décemment pas maintenir votre reproche tel que vous l’aviez rédigé. L’agacement, c’est de la colère, et la frontière entre la colère et la malveillance, comme vous me l’avez appris, est mince. Si je puis me permettre un comportement pénétré de nervosité dans un contexte privé, dans le cadre de l’exercice de vos fonctions, votre réaction est une faute.

Je ne crois pas que votre mission soit de transmuer le mensonge en vérité, et moins encore d’en exaucer les intentions venimeuses. Le droit de tomber amoureux et de livrer ses sentiments est un droit sacré. Si j’ai pu mal employer des mots, faute de bien cerner mes sentiments et surtout ceux de leur destinataire, cela se passait au fil de la plume dans un contexte privé. Face au blocage et au déni, j’ai cherché à provoquer un choc pour rompre le sortilège. Mal m’en a pris, mais cela n’avait rien d’extravagant. Mes derniers mots avaient d’autant moins de chances d’êtres justes qu’ils étaient commandés par une frustration et ne se voyaient pas de carrière au-delà du dialogue qu’ils cherchaient à rétablir. Ils partaient d’une douleur et je suis depuis toujours disposé à m’en excuser ; ce serait pour moi une délivrance d’être simplement autorisé à le faire. Les vôtres ne sont pas excusables car ils sont officiels, et vous me les avez imposés alors que vous m’aviez convoqué aussi pour m’entendre.

Vous pouvez requérir de la prison pour ce que j’ai fait, mais vous ne pouvez en aucun cas m’adresser le moindre reproche pour ce que je n’ai pas fait ou pour des intentions que je ne pouvais pas avoir. Rejeter ses propres refoulements sur les autres ne suffit pas. Pour accuser il faut des preuves, et quand ces preuves font défaut, il ne me semble pas que vous soyez habilitée à les inventer. Si demain je rencontre une femme qui, dans une bouffée d’aigreur ou de jalousie, m’accuse de je ne sais quoi, compte tenu du précédent que vous avez validé, je n’ose imaginer dans quel gouffre votre sens de la justice me précipitera. Ce n’est pas la sanction pénale qu’il faut craindre, mais le mensonge quand il porte sur l’intime et qu’une autorité irresponsable le convertit en vertu.

Du reste, est-ce respecter les femmes que de les laisser se positionner en victime pour profiter de l’attention particulière que la justice leur accorde ? Auriez-vous d’elles une si piètre estime que vous en viendriez à considérer qu’elles possèdent un droit spécial à user de la calomnie pour faciliter leur intégration dans une société conçue en leur défaveur ? Si mon accusatrice n’est pas informée de ma plainte contre elle, cela signifie qu’elle peut raconter à un représentant de la loi n’importe quelle sottise et accuser qui elle veut au gré de ses humeurs, sans plus de considération pour celui dont elle trahit l’intimité, que pour votre fonction. Pourtant, je ne suis pas une chose. Vous n’êtes pas un paillasson.

Toutefois, la plaignante n’est pas tant à blâmer. Pourquoi vous dirait-elle la vérité si vous-même ne cherchez pas à la connaître ?

Lettre 17

L’État ne doit pas se substituer au devoir qui incombe à chacun de régler ses propres affaires. La dénonciation abusive, en plus du préjudice qu’elle inflige, démontre la supériorité de la plainte sur le fait, principe radicalement contraire à toute justice. La dénonciation abusive est un acte dangereux sévèrement condamné par la loi. Encore faudrait-il que cette loi, les magistrats s’attachent à l’appliquer.

Objet : Rappel de la loi

Madame,

Rappel à la loi.

Quelle loi, vous prié-je ?

Respecter la loi, Madame, c’est en premier lieu respecter les autres. Il n’y a pas de loi en dehors du respect que l’on doit aux autres, en particulier à ceux qui le demandent.

On ne juge pas délictueux les courriers privés d’un écrivain comme le vol à la tire d’un adolescent. Le délit d’écriture n’est pas inscrit dans le Code pénal, et l’on devine combien la lettre qu’un homme adressera à une femme qu’il fréquente et qui l’inspire sera tout, absolument tout, sauf motivée par de mauvaises intentions. Il y a bien volonté assumée du parquet de porter atteinte à la personne, volonté calquée sur celle de la plaignante. À moins que la paresse du magistrat soit telle qu’il ne trouve aucun intérêt à exercer son propre métier, j’affirme que votre reproche n’a d’autre substance que la diffamation qu’il contient.

L’extension des mesures alternatives à la poursuite judiciaire libère le ministère public du formalisme juridique en introduisant, notamment, le rappel à la loi, dispositif d’avertissement qui le dispense de donner suite à un dossier tout en y intervenant. Alors que le juridisme se réfère au droit stricto sensu, la « procédure alternative » lui préfère l’interprétation personnelle du magistrat, qui peut désormais faire ressortir ses préférences à l’intérieur d’un cadre légal assoupli. C’est ainsi qu’un aménagement visant à simplifier et multiplier les réponses pénales – la loi du 23 juin 1999 est l’un des principaux leviers de la judiciarisation – ouvre la voie à un courant inquisiteur auquel le cadre légal ne permet plus de s’opposer.

Les règles strictes de l’État de droit ne s’appliquant que lorsqu’elles sont placées en opposition à un adversaire, c’est précisément parce qu’il ne rencontre pas de contradicteur que le rappel à la loi ne peut être contré par le formalisme juridique. Il convient alors de caractériser ce qu’est ce rappel : une procédure qui donne les pleins pouvoirs à l’accusation qu’elle exempte de l’obligation de se conformer aux règles du droit. C’est pourquoi le juridisme, qui est le recours à la loi au sens strict, s’il reste critiquable, est de loin préférable à la judiciarisation, qui est l’élargissement circonstanciel du domaine de la loi.

Avant de transformer en dossier pénal à charge un cas qui implique deux personnes qui se sont fréquentées, vous devriez obligatoirement hésiter. Or vous ne vous en donnez ni le temps ni la peine, et n’hésitez pas. En simplifiant la complexité des autres pour les rendre compatibles avec vos intentions, vous mutilez leur réalité. Expliquez-moi alors : comment pouvez-vous adresser un reproche à quelqu’un que vous diminuez sans être injuste ? Et comment pouvez-vous bénéficier du statut de magistrat si vous n’avez pas en permanence à cœur de débusquer la simagrée et l’imposture à la source de l’injustice ? Vous pouvez me répondre, en particulier dans mon cas, que vous n’avez fait qu’appliquer les directives de politique générale du garde des Sceaux. Or il se trouve que le garde des Sceaux est de politique avant d’être de justice, et ses orientations ne doivent prendre effet que dans la mesure où elles sont compatibles avec votre sens de l’équité, supérieur à toute ordonnance.

La procédure du rappel à la loi vous implique plus qu’aucune autre parce qu'elle est discrétionnaire et fait de vous mon unique référent, ce qui vous place dans l’obligation de me répondre si je conteste votre décision. L’avertissement, c’est la police qui s’en charge ; si vous convoquez quelqu’un en qualité de procureur, c’est pour l’entendre de manière à déterminer si vous engagez ou non des poursuites. Parce que le délit pénal est passible d’une peine de prison, l’avocat est nécessaire, car aucune justice ne peut se réduire au camp de l’accusation. Le rappel à la loi ne tient pas dès lors que son motif est susceptible d’être entaché d’erreur ou de calomnie, et qu’il prive la personne visée de la possibilité de se défendre tant de qui l’accuse, que du parquet qui en reprend sans discernement les exposés.

Le rappel à la loi, s’il n’est pas parfaitement fondé, devient en lui-même un procès dans lequel l’unique juge, qui n’en a par ailleurs nullement les attributs, décide sans obligation de neutralité. Il introduit la notion de culpabilité parce qu’il y a jugement, non pas décision de justice, mais jugement moral, et l’on ne peut porter sur autrui un jugement moral sans introduire une culpabilité. C’est pourquoi la capacité discrétionnaire du procureur n’est supportable que si elle est rigoureusement conforme aux faits ; sans cette conformité, et sans l’équilibrage que permet la défense, le gardien du temple devient celui qui le profane.

En outre, un rappel à la loi ne doit avoir lieu que si la personne l’accepte, et pour cela il faut qu’il y ait accord sur les termes du reproche. Lorsque le prétendu auteur du délit ne reconnaît pas les faits qui lui sont imputés, le procureur doit obligatoirement soit introduire le dialogue, soit engager la procédure supérieure.

Pour ma part, je reste consterné que la gravité des faits retenus contre moi n’ait pas porté à un traitement plus rigoureux. Laxisme ? J’aurais aimé être jugé, mais je constate que pour espérer bénéficier d’une implication responsable de votre administration je devrais réellement porter atteinte à autrui. En ce sens, votre interventionnisme est un véritable encouragement à la délinquance, et croyez bien que si je ne suis pas un voyou, ce n’est pas à vous que je le dois.

J’avance que la procédure de « l’avertissement ou rappel à la loi » est inutile car redondante – elle ne fait que répéter ce qui a déjà été signifié par le représentant de police – mortifère lorsqu’elle est mal fondée et flétrit l’être dans sa lumière intérieure, et illégale dès lors qu’il peut y avoir un doute sur la justesse du reproche tel qu’elle le rédige. Comprenez bien que dans cette histoire je ne réclame pas justice, mais justesse. Car quels que soient les prétextes que vous pourrez avancer, pénétrer la fragile discrétion d’un cœur pour la qualifier de délictueuse reste un acte obscène.

Lettre 39

L’enfant ne confond jamais son jeu avec la réalité. L’adulte, souvent. Ainsi, à prendre pour vraie l’histoire qu’il invente, il finit par transformer le monde en un cauchemar dont il s’entête à soutenir les mérites.


Objet : C'est pour ton bien

Madame,

Depuis que vous êtes partout sans jamais vous montrer, on marche sur des œufs. Pour ne pas prendre le risque de les casser, on s’abstient. De dire ce que l’on pense, de faire face, de s’engager. D’aimer, cela va de soi, parce que nous serons jugés plus promptement encore pour nos amours que pour nos haines. Nous vivons donc sous l’autorité d’un père taiseux, hautain, et qui réussit la prouesse de se mêler de tout alors même qu’il n’est jamais là. Mais qui a besoin d’un père, hormis l’enfant ?

Une séance de tribunal considère une société adulte qui juge un individu adulte. Au cours d’une audience, il ne viendrait à l’idée de personne de recourir à la condescendance ou à l’intimidation. L’infantilisation de la société ne se manifeste donc pas dans le processus de justice en lui-même, mais bien dans la judiciarisation, laquelle se développe dans les marges de la justice, et se reconnaît moins aux décisions que prennent un juge ou un procureur, qu’à la pression que ces derniers exercent sur les esprits.

Si à votre initiative il m’arrivait d’être condamné à de la prison ferme, je ne vous en voudrais pas, même si la sentence paraît sévère et en partie injuste. Le temps m’aurait été laissé de préparer mes arguments, l’avocat aurait joué son rôle, et faire appel resterait possible. Je passerais un moment entre quatre murs, mais j’apprendrais à tirer parti de la situation car elle serait le résultat d’une relation adulte, et c’est parce qu’une décision de justice engage des responsabilités adultes qu’elle est acceptable.

Le rappel à la loi est une façon de dire à quelqu’un : « attention, tu as débordé, arrête-toi là avant que l’on intervienne plus sérieusement ». Outre qu’un rappel à l’ordre relève de la police et surtout pas du parquet, un adulte sait pertinemment où il doit s’arrêter. S’il ne s’arrête pas, c’est qu’il l’a décidé et qu’il est prêt à en assumer les conséquences. Sur un rappel à la loi fondé, l’individu se trouvera dans la position un peu humiliante de l’enfant qui se dit qu’il se cachera mieux la prochaine fois, mais si le fond est diffamatoire, il se sentira dans la peau de l’enfant que l’on frappe sans raison et qui ne peut rien répondre, pas même fuir, parce qu’il ne dispose pas de la capacité juridique qu’octroie la majorité légale.

Le rappel à la loi serait donc acceptable pour les mineurs, l’État se substituant à l’autorité parentale. Mais pour un adulte, il est inepte. Celui qui n’a pas pu se défendre de votre geste indigne, c’est l’enfant que je ne suis plus. L’on sait, au moins depuis Alice Miller, que si les enfants sont autant marqués par les préjudices qui leur sont infligés, c’est parce qu’il n’ont pas les moyens de répondre. Il leur suffirait souvent de pouvoir dire « non » à une atteinte, et de faire entendre ce « non » à qui la dirige, pour éviter des suites traumatiques. L’enfant battu se sent coupable du seul fait d’être lui-même, et comme personne ne peut vivre avec une telle culpabilité, il cherche d’une façon ou d’une autre à s’en débarrasser, en donnant raison à son bourreau et en se chargeant d’une faute qui n’est pas la sienne, ou en reportant sur sa fratrie ou ses camarades la brutalité qu’il a reçue.

Vous m’avez traité exactement comme si j’étais un enfant. Bien sûr que vous n’alliez pas me jeter en prison puisque je ne suis qu’un bébé ; en outre, ce que j’ai fait est vilain mais n’est pas grave, il suffisait que je ne recommence pas. Pourtant, vous m’avez bien dit cela dans les locaux d’un tribunal, et votre convocation repose sur un reproche qui a une valeur pénale. Vous auriez dû me présenter mes droits et me proposer un avocat ; mais on ne parle de ses droits à un enfant puisqu’il est sous tutelle, et on ne va pas compliquer les choses puisqu’on lui fait simplement la leçon. L’infantilisation, je la connaissais dans la publicité, dans les médias, et aussi, hélas, dans les recommandations publiques, mais je n’avais pas soupçonné qu’elle existait à l’intérieur de la justice, où elle est devenue la forme « d’action » la plus courante. Ce qui surnage d’une telle misère spirituelle, d’un tel abaissement, porte un nom : l’enfer.

L’on peut se demander si vous-même ne reproduisez pas les schémas que vous avez intégrés au cours de votre enfance alors que vous les subissiez, les règles qui vous étaient imposées étant déjà, sans que vous ne le compreniez, des abus. Car à l’école de la plainte, qu’on y soit élève ou enseignant, l’on retrouve pléthore de ces abus transmis de génération en génération sous couvert de bons principes et d’éducation. Ce que vous faites subir aux autres, c’est ce que vous n’avez jamais eu la force de contester. Du coup, le mal que vous avez intégré en lui donnant une justification, vous le dupliquez. Vous ne pouvez pas concevoir que la personne que vous recevez puisse être plus responsable que vous ne l’êtes, car pour vous, seule la hiérarchie, et non la conscience particulière, fait référence, cette hiérarchie qui a toujours su récompenser votre soumission. C’est ainsi que dans la continuité de ce qui vous a été inculqué et à quoi vous avez souscrit, vous traitez les autres comme un mauvais tuteur traiterait un enfant, prenant une procédure judiciaire pour une pédagogie.

Il me semble, mais la question serait à creuser, que le cadre du rappel à la loi s’apparente à ce qu’Alice Miller appelait la « pédagogie noire ». Par le biais de ces courriers, je tiendrais alors le rôle du « témoin rectificateur et secourable » qui n’attend pas d’amour en échange de ce qu’il donne, mais cherche à ouvrir les yeux sur ce qui ressemble à la normalisation d’une déviance ou à la reproduction d’une iniquité.

Lettre 61

Nous avons accordé au magistrat un blanc-seing sans chercher à savoir qui il était, quelle maîtrise il avait de lui-même, son statut ayant la capacité extraordinaire de l’expliquer à sa place. Cette soumission inconsidérée à une corporation qui n’a de légitimité que dans un imaginaire calibré par des siècles d’habitude, nous rend particulièrement vulnérables aux pathologies du temps.


Objet : Pour la suppression du rappel à la loi

Madame,

Il est couramment reproché au rappel à la loi soit de n’avoir aucun effet dissuasif, soit d’être utilisé en substitution à une procédure plus sérieuse que la nature des faits justifierait. Il permettrait accessoirement au parquet de se décharger des cas qui impliquent des personnalités qu’il juge préférable, pour des raisons extérieures à l’intérêt public, de ne pas inquiéter davantage. Il convient en tout état de cause beaucoup moins au citoyen qu’au procureur à qui il permet d'intervenir quand cela lui chante sans risquer ni la fatigue ni la contradiction. Mais il existe un autre cas de figure, moins connu, qui révèle le caractère infâme et dangereux, tant pour la personne que pour l’État de droit, de cette procédure piteuse.

Le rappel à la loi entend qu’une personne a commis un délit effectif, passible d’une peine de prison s’il s’agit d’un délit pénal. La personne est donc reconnue en qualité d’auteur du délit tel que formulé sur la convocation qui lui est adressée, et cela même quand cette formulation est mensongère et calomnieuse. Le rappel à la loi suppose également une reconnaissance des faits par l’auteur, ce qui est la moindre des choses puisqu’il n’intègre pas de dispositions en matière de défense. Or, la question de la reconnaissance des faits n’apparaît dans aucun document présenté, et l’officier de police, de même que le délégué du procureur, s’abstiennent de mentionner cette condition pourtant déterminante. En acceptant, par politesse et esprit de coopération, une procédure qui exclut tout contradictoire et dont on ne lui a pas permis de mesurer la portée, la personne se reconnaît donc, sans le savoir, coupable d’un délit qu’elle n’a pas commis.

Le délit est donc considéré comme avéré dès que le procureur l'a qualifié et qu'il a extorqué le consentement du citoyen. La procédure n’entraîne pas plus de poursuites qu'elle ne définit juridiquement un coupable. Pour autant, le citoyen se sent coupable car il ne fait pas, contrairement au juriste, la différence entre la reconnaissance d’un délit et celle d’une culpabilité. Il vit cette procédure expéditive comme une condamnation qui le prive de la possibilité de faire entendre ce qu’il estime être la vérité. Durant son audition, ses arguments sont délibérément ignorés quand ils sont susceptibles de remettre en cause le reproche tel qu’il a été établi.

Le rappel à la loi, qui repose sur l’appréciation discrétionnaire du procureur et se déroule sans témoin, n’intègre pas la présomption d’innocence et nie les droits fondamentaux reconnus partout et pour tous (droit à l’aide d’un avocat, droit d’accès au dossier, droit de participer à l’instruction, droit de recours, etc.). Pourtant, s’il se présente comme une simple procédure d’avertissement, il pose la question de son utilité au regard de l’audition par l’officier de police, dont la convocation est en elle-même un avertissement. La procédure est donc redondante. Il n’y a pas lieu que l’avertissement, qui est de la compétence de la police, implique le ministère public au sein duquel seul doit agir le droit.

Les motifs justifiant une convocation par le procureur devraient être soit l’instruction d’un dossier, auquel cas il s’agit simplement d’une audition, soit la décision d’engager des poursuites ou de proposer une composition pénale. Le rappel à la loi, qui se substitue à l’audition en même temps qu’aux poursuites, est un outil qui, dans les faits, offre au procureur la possibilité de soumettre à l’arbitraire de son appréciation quiconque pour quelque motif que ce soit. Il formalise l’ingérence croissante des parquets dans la vie publique, entrepreneuriale et privée.

Un procureur n’est pas une assistante sociale. Ni un psy. Il n’est pas non plus le tuteur du citoyen. Le narcissisme d’une plainte n’a rien à voir avec l’authentification d’un délit. S’il est mal fondé, et que ses termes sont diffamatoires, le rappel à la loi peut devenir une expérience traumatisante aux conséquences humaines disproportionnées par rapport à l’objet qu’il se fixe. Il laissera a minima des traces indélébiles, au même titre que tout abus d’une puissance publique à l’encontre de qui agit ou s’exprime de son bon droit.

Le rappel à la loi ne devrait en aucun cas être choisi s’il y a le moindre doute sur l’authenticité des faits reprochés. Toute dénonciation entre personnes qui se sont fréquentées doit être accueillie avec la plus grande prudence, une incertitude pouvant toujours subsister sur la sincérité de la plainte. Le rappel à la loi est en pareil cas une procédure impropre. Il est susceptible d'entériner un comportement haineux ou hystérique, et son caractère juridiquement véniel prive la personne qui en est la cible de toute possibilité de recours. Quand sa nature abusive peut être prouvée, il exige un processus de reconnaissance des torts et de dédommagement, toute faute avérée de l’État nécessitant réparation.

Un individu adulte ne peut être traité comme un enfant que l’on sermonne. Aucun reproche formulé par un tribunal ne doit priver le citoyen de sa pleine capacité juridique, laquelle comprend la possibilité de contester une décision et de prouver son innocence. Si une personne rejette dans la forme ou dans le fond l’avertissement du procureur, ce dernier doit impérativement soit réviser son appréciation, soit engager la procédure supérieure. L’État ne peut priver d’une décision de justice le citoyen qu’il s’est autorisé à inquiéter et qui la lui demande.
Le rappel à la loi est un objet dangereux. Le fait est qu’une personne confrontée à une accusation mensongère qui touche sa réalité profonde, et placée dans l’impossibilité de présenter les faits pour ce qu’ils sont ou d’être reconnue pour ce qu’elle est, se trouvera si démunie que la violence sera son seul recours. Ainsi le parquet qui ne prend pas en compte le drame qu'il fait vivre au justiciable et ne lui laisse aucune issue, peut devenir indirectement homicide. S'abstenir d'informer la personne de ses droits exprès revêt déjà un caractère criminel.

Remarquons pour terminer que la banalisation de la procédure d’avertissement a préparé ce qui s’installe aujourd’hui : les jugements sans plaidoirie et sans audience. Il semblerait en effet que de plus en plus de tribunaux privent les citoyens de procès au prétexte d’un manque de moyens chronique. Si ces tribunaux agissaient avec davantage de discernement, et s’ils retrouvaient l’intelligence de leur fonction, personne ne manquerait de moyens. Ce n’est pas tant à l’État d’augmenter le budget de la justice qu’à la justice de remettre en question ses pratiques, car elle est la principale responsable de ce dont elle se plaint. Bien sûr, il y a en France une surreprésentation des avocats par rapport aux magistrats, qui se replient sur eux-mêmes et survolent les dossiers secondaires. Mais la faillite de la justice est avant tout éthique.

L’inflation non contenue des recours à la justice, en particulier quand ces derniers sont motivés par l’individualisme victimaire, conduit l’État à des simplifications aux conséquences psychologiques et sociales incalculables. Le rappel à la loi fait partie de ces simplifications. Il doit être supprimé. Je vous invite à bien vouloir transmettre l’ensemble des courriers qui instruisent ma requête aux juristes et responsables politiques susceptibles de l’accueillir.

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Sans doute le rappel à la loi est-il nécessaire pour une tout autre raison que celle qui consiste à rappeler à l’ordre le citoyen malheureux, ce que fait déjà automatiquement, répétons-le, la police. Quand l’institution judiciaire n’est plus que l’accessoire des politiques syndicales ou gouvernementales, ou le bureau d’enregistrement des dénonciations et des jérémiades, sa seule façon de conserver du poids est de peser sur la vie des autres. Face à une criminalité hors de contrôle – la France affiche l'indice de criminalité le plus élevé d'Europe, loin devant le Bélarus ou l'Albanie – le procureur n’a plus guère de pouvoir, et lutter contre la prévarication au sein de la République lui demanderait plus de courage qu’il n’en dispose. Le rappel à la loi est voué à perdurer simplement parce qu'il restitue au ministère public une part de l'influence qu'il a perdue sur les délinquants et les criminels. Bien sûr, la procédure ne doit pas avoir de portée juridique, elle pourrait se retourner contre son usager. Quant au citoyen, il est juste invité à sacrifier sa dignité, quitte à en perdre le fil de sa vie, pour préserver le sentiment d'autorité d'une magistrature avant tout malade de sa suffisance, de son impéritie et de sa politisation.

Le rappel à la loi avait pourtant du bon : le mot « loi ». La loi surnageait de la procédure comme une bouée de secours ; l'invoquer était susceptible de faire lâcher prise au procureur malveillant ou politisé. Désormais, le rappel à la loi n'existe plus, remplacé par « l'avertissement pénal probatoire ». Dans la pratique, la même chose. Sauf que la référence à la loi ayant disparu, n'importe qui peut se retrouver persécuté par ministère public sous n'importe quel prétexte.
C'est ainsi que j'imagine l'enfer : un gouffre insondable exempt de toute loi. Et sur lequel l'Accusateur règne sans partage.

Textes et photos Emmanuel Hussenet - Tous droits réservés 2025 - contact@laplainte.fr
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