LaPLAINTE
Lettres de la troisième année
Toute l'erreur de la judiciarisation du monde
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Lettres de la troisième année
Toute l’erreur de la judiciarisation du monde.
43 Objet : Vous nous soulèverez des cendres
44 Objet : Sous le haut patronage de Philippe le Bel
45 Objet : Des vertus de l’Inquisition– première partie
46 Objet : Des vertus de l’Inquisition – seconde partie
47 Objet : Notre ennemi commun
48 Objet : Prépondérance américaine sur la pensée française
49 Objet : Le judiciarisme en substitut de la pensée
50 Objet : État de droit et mal radical
51 Objet : Servitude volontaire et normalisation de la peur
52 Objet : Pour que notre rencontre soit une réussite
53 Objet : Petit coin chaud pour esprit libre
54 Objet : La véritable cause du réchauffement de la Terre
55 Objet : Constats dans le rapport à l’écologie
56 Objet : Constats dans le rapport aux valeurs collectives
57 Objet : Le lieu où l’âme exulte
58 Objet : Rêve d’enfant
59 Objet : Entre l’amour et la loi
60 Objet : Introduction au principe supérieur
61 Objet : Pour la suppression du rappel à la loi
62 Objet : Vers une refonte de la justice française
64 Objet : Origine de la beauté
65 Objet : Je vous le souhaite aussi
43 - Objet : Vous nous soulèverez des cendres
Madame,
Rien n’est plus facile que de produire un objet indépendamment de sa cause. C’est pour cela qu’il est si tentant, pour qui occupe la position qui le permet, de créer une loi. La loi n’engage pas celui qui la rédige parce qu’il n’en est pas la cause. Le législateur ne fait que traduire par un objet extérieur à lui-même ce qu’il comprend d’une manifestation du réel, qui est la cause. Toute l’erreur de la judiciarisation du monde part de la prise en compte par des moyens légaux de manifestations étrangères à la cause de la nécessité humaine. Le monde moderne reposant sur des fictions autant économiques que culturelles, les lois qui en découlent ne peuvent s’appliquer à l’individu que si la réalité vécue par lui ne compte pas.
La traduction par la loi d’une recherche spécifique de bénéfice ou de confort génère des constructions légales contraires à l’intérêt réel. On ne parle donc plus de justice, mais de judiciarisation, laquelle concerne des lois qui n’ont pas de qualité dans l’absolu et qui, pour combler cette lacune, empilent les chiffres et multiplient les recommandations. Une norme, parce qu’elle est mesurable et peut s’inscrire dans un diagramme, est beaucoup mieux adaptée à un appareil bureaucratique que ne l’est une loi. Alors que la loi place chacun face à sa conscience, la réglementation pose des limites et des contraintes qui dégagent celui qui s’y conforme de sa responsabilité personnelle. Aussi la règle remplace-t-elle la connaissance.
Initialement, le droit commun civil était fait pour l’individu et exprimait la volonté collective d’établir un ordre social. Il s’agissait d’un droit objectif. Ce droit existe toujours, mais il est concurrencé, souvent supplanté, par un droit commun qui ne relève plus de l’ordre civil, mais de confluences d'intérêts reliées au système libéral et à l’économie de marché. Nul n’ignore, ou ne devrait ignorer, que ce sont les banques et les multinationales qui dirigent le monde, et manipulent des États à la fois victimes et complices. L’ordre dominant n’est donc pas politique, mais commercial et financier. Soumis à un contrat mondial qui le dépossède de ses principales prérogatives, l’exécutif voit son champ d’intervention réduit aux affaires intérieures comme l’éducation ou les mœurs. L’implication croissante des gouvernements dans la vie privée ou dans les champs traditionnellement régis par la société civile, est symptomatique du besoin qu’ils éprouvent de se justifier dans un contexte où leur marge de manœuvre n’a jamais été aussi étroite. Pour l’exécutif, la judiciarisation est un moyen de continuer d’exister en tant que décideur dans le cadre d’une globalisation dont la gouvernance lui échappe. La même observation peut être formulée en ce qui vous concerne : poursuivre les gens pour des vétilles vous donne l’impression de participer au mouvement général quand vous avez perdu tout pouvoir sur le crime, et renoncé à la simple idée de défendre le droit.
Magistrats, votre responsabilité est considérable. Beaucoup parmi vous ont « fait Sciences Po ». Je n’ai donc pas à vous expliquer ce qu’on y apprend. Pour nous positionner dans cette société, nous sommes tous obligés de réaliser des compromis. Il serait cependant choquant, une fois votre situation assurée, que vous ne cherchiez pas à vous détacher de mécanismes que vous savez délétères pour promouvoir des dispositifs plus sains. Parce que vous avez appris à tirer parti du système, et que vous avez eu l’habileté de vous y faire une place, changez-le. Il n’y a que vous et vos compagnons d’école qui soyez dans la position qui le permet. L’histoire s’est toujours appuyée sur le magistrat pour nous mener là où l’opacité se plaît : ne soyez plus les scribes de cette narration funeste. Ne laissez plus les choses aller sans vision. Quittez le cénacle des savoirs institués et cherchez en vous-même.
Si vous n’utilisez pas votre situation pour nous soulever des cendres, qui le fera ? Nous ne pourrons assumer indéfiniment les conséquences des dégradations que vous ne voulez pas reconnaître. Un État qui en vient, au prétexte d’un intérêt privé, à ne plus respecter des libertés élémentaires et l’expression d’un sentiment, appelle à ce que nous changions les règles en commençant par les premières, les plus importantes, car d’elles découlent toutes les autres : les règles qui déterminent de la justice.
48 - Objet : Prépondérance américaine sur la pensée française
Madame,
La confusion vient de notre approche dégradée de la démocratie. Nous nous en satisfaisons parce qu’elle est peu exigeante et permet un mouvement rapide de la loi, souvent interprété comme un progrès, mais qui exprime surtout le manque de recul d’une société qui n’a plus pour repère que des doléances et des bilans comptables. Le droit français tend à devenir une transposition du droit européen lui-même calqué sur le droit américain. Or le droit américain est directement issu de l’histoire spécifique des États-Unis, que singularise d’un côté la rigueur calviniste, d’un autre la foi dans une liberté sans limites. Un continent apparaissant dans sa nouveauté, une nature vaste et au demeurant inépuisable, a permis l’essor d’un droit de la revendication individuelle qu’aucun autre pays au monde ne connaissait.
Les États-Unis n’ont jamais pratiqué autre chose que la démocratie, à la différence de la France qui mit près de quatre-vingts ans, à partir de la fondation de la Première République en 1792, à se défaire de ses nostalgies royalistes et impérialistes. La difficulté que connut la France à installer un régime républicain peut en partie s’expliquer par la crainte que les revendications individuelles fragilisent l’unité spirituelle du pays, établie sur la communauté de destin incarnée par le roi ou par l’empereur. La République serait-elle capable de perpétuer l’intérêt commun ? Telle était l’inquiétude profonde des Français jusqu’en 1870 quand, estimant que le verdict de Sedan était la défaite d’un homme et non celle de la France, la jeune Troisième République rechercha l’union sacrée dans le sang de ses enfants. Le nationalisme était né. De cette nouvelle définition du bien commun, à laquelle chaque citoyen mâle est tenu d’adhérer jusqu’au sacrifice suprême, découleront les deux conflits mondiaux que l’on sait.
En Amérique, l’intérêt commun procède de l’initiative individuelle. En France, il descend d’un principe supérieur traditionnellement incarné par le souverain. À cette approche coutumière s’est greffé un humanisme porté par des figures de la pensée et de la littérature qui ont offert à la France son rayonnement et sa capacité, plus qu’aucune autre nation, à exporter son modèle institutionnel. Nous avons abandonné cet héritage. Nous raisonnons comme si nous avions oublié que le commun est lié à une culture, à un effort, et non à une capacité à rassasier le plus grand nombre possible d’attentes. Cette logique est aussi la résultante du positivisme scientifique qui conduit à faire disparaître l’homme spirituel derrière l’homme moderne en compétition avec son voisin et détaché de toute responsabilité historique. Nous en venons ainsi à penser, entre puritanisme, libéralisme et socialisme aménagé, que l’obsession sécuritaire fera la paix, et la marchandisation de tout la prospérité.
En une génération seulement, dans le prolongement du plan Marshall, nous avons liquidé la pensée française et sommes désormais convaincus que l’avenir doit passer par l’union universelle autour du projet américain, et que les technologies, une fois advenu l’âge du gouvernement mondial, répareront ce qu’elles n’ont fait jusqu’à présent que laminer. Comme tous les Européens, nous avons renié notre histoire pour adopter les mœurs d’un pays sans histoire, sans culture, qui n’a même pas de tradition culinaire, et qui a entraîné le monde dans le consumérisme et le culte de soi.
L’adoption juridique de l’idéologie américaine nous conduit ainsi, sous le patronage d’un féminisme qui sépare l’humanité en deux moitiés qu’il dresse l’une contre l’autre, à estimer qu’écrire un courrier d’amour est un délit. La France, c’était une longue tradition de lettres à l’aimée, quand bien même elle n’avait été qu’entrevue, avant que l’indifférence universelle ne la colonise. L’amour, pourtant, l’amour du roi pour ses sujets, du sujet pour le roi, du citoyen pour la République, pour l’empire, pour la patrie, et aujourd’hui pour je ne sais quel point commun que nous n’avons toujours pas trouvé, cet amour était notre liant, notre obligeance.
49 - Objet : Le judiciarisme en substitut de la pensée
Madame,
L’une des causes des crises que nous traversons, si l’on considère qu’il ne s’agit que de crises, est donc contenue dans le principe initial de la démocratie américaine selon lequel la somme des intérêts privés fait l’intérêt général. Cette théorie ne se vérifie que si les ressources naturelles, énergétiques et humaines sollicitées pour satisfaire lesdits intérêts privés sont inépuisables et qu’elles demandent peu en échange. Le différentiel entre le beaucoup apporté par la nature et les peuples ouvriers, et le peu que les sociétés et les élites qui en tirent profit donnent en retour, est une façon de se représenter la croissance.
La logique américaine inspirée du droit anglais – l’intérêt général résulte de la somme des intérêts particuliers – a tellement pénétré la pensée globale, qu’elle s’est en quelques décennies pratiquement substituée à la pensée démocratique et républicaine française qui défendait exactement le contraire, l’accomplissement de l’intérêt général permettant la liberté de chacun. Il en ressort que la vision de la démocratie qui prédomine n’appartient pas à notre culture, et ignore les philosophes des Lumières dont nous continuons de nous prétendre les héritiers. En effet, à l’opposé de notre XXIe siècle, le XVIIIe siècle français avait le sens de la justice et des communs, le goût pour le mystère et l’introspection, la passion du verbe et des transports. Les Lumières n’écartaient pas la recherche de vérité et moins encore celle du sensible, et leur conception du droit s’appuyait sur la nature humaine plus que sur des normes et des prérequis. Ces hommes ne savaient pas mentir, et ironisaient du monde aussi facilement que d’eux-mêmes. L’avenir, en ce siècle encore poreux, reposait sur l’individu dont la singularité, l’intelligence et l’éthique nourrissaient les valeurs collectives. À l’inverse de l’orientation actuelle où le commun ne monte pas de l’individu qui pense, mais descend de l’ordre global et nébuleux qui s’impose à lui.
Sapere aude ! (ose savoir !) était selon Emmanuel Kant la devise de ce mouvement qui attendait de l’individu qu’il utilise son entendement pour construire sa liberté, et sorte de « l’état de minorité » dont il s’accommodait depuis des siècles. Pour Kant, ce sont la paresse et la lâcheté qui expliquent que si peu parmi ses contemporains s’intéressent aux choses de la cité. Le fait est, aussi, que l’Église, pas plus que la monarchie, ne les y encourageaient. La République, qui prit un temps le contre-pied de l’ignorance, semble aujourd’hui regretter de l’avoir fait, et s’applique de mille façons à reconduire l’individu dans l’enclos de la minorité civile dont les Lumières se donnaient pour mission de l’extraire. La République n’est plus, dans ces conditions, la garante d’un avenir humain. Elle s’est vidée de sa sève et fait office d’excuse et de fourre-tout. En conséquence, aujourd’hui, comme au XVIIIe siècle, c’est à l’individu même, celui qui ose chercher parce qu’il veut savoir, et non plus aux dispositifs publics, que l’espoir est remis. Un espoir qui ne tient alors qu’au libre arbitre de la personne et à la solidité de son attachement à ce qui élève.
Les Lumières pensaient l’homme et pensaient le monde. Or, nous constatons que nos élites ne pensent pas. Les décisions sont prises soit en obéissance à des critères techniques et financiers, soit pour suivre la raison politique du moment ; elles sont impensées. La conception française de l’intérêt général telle qu’elle a imprégné les institutions de nombreux pays s’est dissoute dans une approche normative anglo-saxonne qui s’appuie sur le marché et voit dans la libre concurrence un facteur d’émulation, d’innovation, de baisse des prix et de progrès pour tous. Une vision à laquelle l’Europe de Bruxelles adhère sans réserve.
Le droit positif global et autoréférentiel est la prétention suprême de l’Europe administrative, au profit d’une doctrine légaliste qui détruit la réalité même de l’Europe. Les conséquences de l’application de ce droit positif ce sont les délocalisations, la normalisation d’une agriculture dédiée à l’export, la soumission à des accords internationaux qui brisent les équilibres propres à chaque pays ; c’est l’incapacité de déterminer d’une orientation forte tant pour résister à l’affaiblissement des systèmes de répartition que pour répondre aux enjeux de sécurité du continent. Pire : en soutien à une centralisation toujours plus poussée des décisions autour d’un État-monde, le positivisme juridique européen consacre l’inutilité des peuples.
Un pays qui renie ses lumières ne peut que s’éteindre. Nous n’avions pas vocation à rejoindre une vision anglo-saxonne qui fait table rase de notre histoire, et prend l’individu consommateur pour modèle. Entre les procureurs, les juges et les avocats qui tous voient midi à leur porte, l’institution judiciaire est un exemple qui confirme bien que la somme des intérêts personnels ne fait pas l’intérêt commun. En poursuivant dans la voie de l’extension des possibles en même temps qu’elles soldent les fondamentaux, nos institutions font plus que nous perdre, elles préparent le terrain de toutes les crises, des catastrophes budgétaires à la Bérézina climatique, de l’épuisement des ressources naturelles à celui des volontés. Ces crises sont en grande partie liées à une rhétorique de la déresponsabilisation consécutive d’un délitement constant de la notion de devoir, et de l’amalgame que notre monde marchand a fait entre la revendication privée qui appelle à toujours plus de consommation et de protection, et l’intérêt commun qui est de vivre dans une société maître d’elle-même, y compris de ses propres attentes qu’elle doit impérativement, compte tenu de son degré de développement, réguler.
Longtemps, les idées ont mené le monde. Ce n’est plus le cas. Il n’existe aujourd’hui aucune construction intellectuelle susceptible d’orienter le mouvement général. En revanche, les standards nous cernent. Sur le papier, ils peuvent sembler louables. Mais leur propagation nous installe à l’intérieur d’un cadre qui détermine de nos paysages mentaux. Lorsqu’un petit patron se retrouve devant un juge à cause d’un dépassement de date de péremption d’un laitage ou parce que le mastic de ses fenêtres contient de l’amiante, il a affaire à un personnage qui, fils de son temps, n’a aucune idée. Le juge n’entendra pas l’entrepreneur lui parler des réalités de sa profession ; il appliquera la loi et la loi n’a rien à dire.
Les idées ne peuvent mener un pays qui s’administre au jour le jour et ne connaît pas son passé. C’est l’impossibilité d’échapper aux nécessités organiques, de nous représenter dans une continuité temporelle, et de nous soustraire à l’impensé par la pensée, qui nous rend unanimement solidaires dans le sort, dernier champ que nous conservons en partage. Triste sort quand on comprend que l’intelligence a cessé de fertiliser le monde, lequel a bel et bien dépassé sa date de péremption. Comme un pot de yaourt maintenu au frais, il reste cependant consommable un moment.
52 - Objet : Pour que notre rencontre soit une réussite
Madame,
La justice n’existe pas dans la nature et pourtant elle existe dans la nature humaine. Ce qui nous mène à Platon pour qui le juste est une transcendance, ou à Aristote avec son droit naturel, et tous deux ont raison. Le problème n’est pas dans la légalisation, car il faut bien qu’un État détermine de règles, mais dans l’évacuation progressive de tout ce qui est extérieur à une appréhension légale des choses. Ce processus de formalisation et de contraction du réel engendre une situation où le juriste n’est plus capable de reconnaître l’individu dans sa capacité à déterminer du juste sur ses propres références. Le vrai combat du magistrat, ce n’est pas d’étendre le champ d’intervention du droit, mais de rester ancré dans sa conscience quand tout tend à l’en éloigner.
Il y a trop d’avocats, et la plupart d’entre eux exercent par opportunisme plus que par vocation. Il y a trop de juges, trop de procureurs. L’avenir est à une justice moins coûteuse dès lors qu’elle ne sera plus qu’en partie professionnelle, et à un assainissement de l’état d’esprit commun tant à la magistrature, hélas, qu’au législateur. Mais il est bien tard, en matière de justice comme en toute autre matière, pour envisager des transformations foncières que l’on aurait par ailleurs bien de la peine à définir. À l’instar de l’écologie ou de la dette publique, la justice compte parmi les causes perdues. Nous avons atteint un degré si avancé de judiciarisation de la vie professionnelle ou privée, des échanges, de l’Europe et du monde, qu’aucun rattrapage ne semble possible. Instrument de consécration de l’asthénie collective, viatique des indigents, le juridique a fait son œuvre.
Parce qu’une dualité est une opportunité d’apprentissage et de dépassement de soi, il convient de l’accepter. De même qu’en physique la différence entre deux valeurs produit la réaction et le mouvement, la convergence de nos erreurs crée une dynamique et, par là même, un événement. Mon erreur mêlée à la vôtre a fait naître l’histoire qui se déroule maintenant sous vos yeux.
Notre rencontre, Madame, doit être une réussite, et j’aimerais ne pas demeurer seul à y contribuer. Je vous écris comme j’écrivais à ma correspondante, pour provoquer, par contraste entre ma réalité et la sienne, un remuement d’énergies. Ce brassage, que l’on pourrait qualifier d’alchimique, donne le dialogue, le flux de mes pensées ne se justifiant que par ce qu’il s’emploie à défricher chez l’autre, dans l’attente ou en préparatif, en toile de fond, d’une réalité commune.
Malheureusement, lorsqu’un citoyen se tourne vers vous parce qu’il se sent injustement qualifié et qu’il sollicite un peu plus de votre raison ou de vous-même, votre réflexe est de vous taire en laissant au temps le triste soin de le décourager. Vous vous montrez d’autant plus avare de mots que vous savez combien il est facile de les utiliser contre leur auteur, et restez trop fière pour concéder quoi que ce soit. Un reproche, voyez-vous, est avant tout une pensée. Pour que vos reproches soient justes, vous devriez les travailler, les ciseler, les polir à l’atelier de la pensée, car c’est à l’art de bien penser que votre fonction vous appelle.
Le succès de notre rapprochement demande à ce que nous mettions de côté vos formes, vos fuites et vos survols, pour nous concentrer sur ce qui devrait réellement vous préoccuper : la déstructuration de nos sociétés. Si nous n’arrivons pas à mettre un nom sur les failles qui s’élargissent chaque jour, nous ne nous verrons même pas y tomber, et nos actions resteront insignifiantes. Ce mal qui gagne le monde malgré nous, mais aussi à cause de nous, d’où part sa sombre étincelle ? Bien sûr, vous avez déjà contribué à m’éclairer, mais si vous vouliez m’aider encore, consciemment cette fois, à remonter à la source de la dynamique mortifère de nos modernités, ce serait précieux.
Comme vous, je préfère ne pas écrire, me sentant fait pour vivre et non pour intellectualiser sans cesse. Aucune page n’est tout à fait heureuse. Elle reste un palliatif à l’absence de l’instant partagé. Les écrivains ne sont pas des placides, des cérébraux, non, ce sont des insatiables pour qui le monde n’est jamais assez tactile et inventif, de grands vivants qui attendent dehors pareille vie que celle qui en eux trépigne, et cherchent leur part manquante dans le texte qui leur donnera, au fur et à mesure qu’il se déroule, le sentiment de ne pas avoir tout complètement perdu.
Il me semblait naturel de lui écrire comme elle de me lire, et même si je m’inquiétais d’une certaine rigidité liée à son caractère, je croyais, aux confessions que nous nous étions accordées, que nous nous respecterions assez pour tolérer nos erreurs, le temps de comprendre d’où venaient ces mots qui n’étaient pas à leur place. Ils venaient de l’endroit même où l’autre avait besoin d’aide. Elle voulait m’aider, déclarait-elle à la police comme pour s’excuser. Mes sautes de langage lui montraient où, et comment.
Ses derniers messages furent si catégoriques et nerveux que je les pris pour un appel au secours. Les miens, en tout cas, en étaient.
54 - Objet : La véritable cause du réchauffement de la Terre
Madame,
Pendant vingt ans j’ai affiné ma connaissance des régions polaires et des questions environnementales, espérant contribuer à l’effort nécessaire pour répondre aux enjeux écologiques tant généraux que locaux. Permettez-moi de vous dire où j’en suis, c’est-à-dire là où vous m’avez arrêté. Vous avez bien fait : je ne pouvais guère aller plus loin. Pour « sauver le climat », défi le plus important de l’histoire de l’humanité à en croire les Nations Unies, j’étais, avec mes théories pour préserver les glaces de mer de l’Arctique, en première ligne et pourtant, je tournais en rond, jusqu’au jour où je rencontrai celle qui voulut m’aider.
Ne faites confiance à personne, Madame. À personne.
Au-delà de 2 °C de réchauffement global, il est convenu d’admettre que nous ne pourrons faire face. Il suffit que la calotte glaciaire du Groenland perde vingt pour cent de son volume, ce à quoi s’ajouteront l’apport de l’Antarctique et la dilatation de l’eau sous l’effet de la chaleur, pour que les océans gonflent de trois mètres et provoquent le déplacement de centaines de millions de personnes. Quant à l’impact de la disparition des banquises permanentes qui recouvrent l’océan glacial Arctique, il est plus à redouter encore que le réchauffement de l’atmosphère qui les fait fondre.
Il est devenu un lieu commun de relativiser les choses en estimant que seule l’humanité est en danger, et que la planète s’en remettra. Non, la planète ne s’en remettra pas plus que nous ou les plantes et les animaux qui la peuplent. La planète n’a d’existence que par le regard que nous portons sur elle. Après l’humanité, dépouillée de la fleur de ses créatures, la Terre ne sera plus qu’un caillou parmi des milliards, et peu importe alors la route qu’elle suivra. C’est notre conscience qui confère à la Terre sa réalité. Si nous disparaissons, elle disparaît aussi.
D’aucuns pensent que la planète se réchauffe selon un cycle naturel, et que l’expulsion massive dans l’atmosphère du carbone stocké depuis deux cents millions d’années dans les strates géologiques n’y est pour rien. Peut-être. Mais je ne crois pas en l’innocence de celui qui ne fait que prendre et consommer. Ni en sa santé morale. L’humanité n’est pas un malade auprès duquel l’on voudrait se rendre ; l’humanité est un malade intraitable. Ses lois refabriquées irriguent un ordre dans lequel tout est biaisé. La clairvoyance est inutile. L’argent dirige tout et il est aveugle. La « transition énergétique » n’adviendra pas, c’est un mythe qui masque l’impuissance de la modernité face au réel ; en son nom les États mettent en place des leurres. Rien ne remplacera les ressources fossiles parce qu’elles sont omnipotentes dans tous les domaines, et qu’il n’existe pas d’énergies, même polluantes, capables de se substituer à elles. Aucun chantier n’aurait lieu sans pétrole ; rien ne se fabrique, ne se transporte, ne se construit, ne s’entretient, ne roule, ne décolle ou navigue sans combustible soustrait du sol, et à un coût toujours plus élevé. Personne même ne remplit son assiette sans fuel, sans gaz, sans potasse, sans phosphate. La voiture électrique, l’éolien, le photovoltaïque, l’hydrogène ou le « bois-énergie » n’y changent rien.
Me représenter le sort de l’humanité m’est moins douloureux que de constater la récession des glaces et, avec elle, de l’esprit. Nous ne montrons de fidélité qu’à nos appétits et, bouffis de nous-mêmes, glorifions notre obésité. Un homme machine n’est déjà plus un homme et peu importe le temps que fonctionneront encore ses circuits. Tout ce que nous avons fait et continuons de faire contribue à ce qui défait. Comment pourrions-nous répondre de la Terre alors que, clamant encore notre innocence, nous ne répondons pas même de nos actes ?
Nous sommes absents, voilà le malheur. L’absence de l’homme là où il est attendu est la véritable cause du réchauffement de la Terre et des innombrables scarifications qu’elle subit. Nous avons déserté le terrain sur lequel les choses se jouent parce que nous avons préféré nous quereller plutôt que de nous battre, nous imposer plutôt que de nous exposer, accuser plutôt que de nous excuser, et ne convoitons aucun royaume. « Qu’est-ce qu’on peut faire ? » me demande-t-on souvent en rapport aux échéances écologiques. Rien, rien, surtout ne faites rien. Être est la seule réponse.
Les formes de vie s’éteignent – soixante-dix pour cent des espèces pourraient disparaître au cours de ce siècle à cause du seul facteur climatique – comme autant d’histoires qui ne se raconteront plus. J’ai souvent comparé la richesse de nos sentiments à celle du vivant, le psychisme reprenant dans ses virtualités les attributs de la nature, et réfléchissant sa beauté. La beauté aurait-elle pu sauver le monde si les hommes avaient fait d’elle leur première attente ?
Parfois, je me demande si ce que je cherche à décrypter à travers cette histoire ne correspond pas à ce que j’essayais de résoudre avec mes engagements polaires. Pour en arriver à un constat analogue : on nie la nature comme on nie l’être. Et on parade, on joue les gros bras, on a la réponse, la « solution ». Plus une société s’écarte du réel, des lois de la nature et des lois morales, plus elle se montre sûre d’elle. La règle de l’illusion force l’être qui, cédant à sa pression, s’empâte. Souvent, ce dernier devient même si gourd que sa propre vérité ne ressort plus. Il s’accommode, l’être, des mots d’ordre et du rabâchage, il se rassure de ce qui devrait l’inquiéter et manque à ce qui le distingue.
Il me semble que les maux de notre temps résultent de la négation du principe qui devait nous guider tous. L’amour vient de la nature. Il ne faut pas s’étonner si, à standardiser la nature, l’homme réduit ses propres dispositions à aimer, donc à comprendre, à réparer et à donner naissance. Qui sait encore aimer ? Le fou sait aimer. Le sauvage sait aimer. Je l’ai su l’instant de quelques courriers. Et je constate, à l’interprétation que l’État en fit, que oui, le fruit est pourri, et qu’il peut tomber.
57 - Objet : Le lieu où l’âme exulte
Combien, parmi ceux qui font l’ange, fuient les miroirs parce qu’ils y reconnaîtraient la bête ?
Madame,
L’une des questions sous-jacentes à ces courriers peut être formulée comme suit : devons-nous rechercher la paix du cœur, ou son intranquillité ? La voie passe-t-elle par une renonciation à l’action pour ménager son équilibre personnel, ou bien par l’engagement dans l’émotion pour accéder à une conscience plus étendue, ciseler la souffrance afin d’en retirer une œuvre, et contribuer ainsi à quelque édifice ?
Le bilan de santé du monde, dont l’état de la nature est l’intransigeant reflet, nous amène au constat de l’impuissance de la démarche personnelle sur le mouvement général : aucun penseur, aucun travail associatif ou colloque international n’a seulement égratigné la bête. De ce constat deux conclusions peuvent être tirées. Soit nous nous y prenons mal et notre façon d’élever notre pensée est inadéquate car elle ne permet pas la conversion du monde, soit il n’est pas de notre tâche de concourir à cette conversion, le monde étant appelé à se délabrer quoiqu’il arrive. Le salut commun ne relevant pas de nos prérogatives, nous lutterions uniquement pour le salut de notre âme pour les croyants, par acquit de conscience pour les autres. L’acquit de conscience est donc tout ce qui resterait à notre portée. Faut-il pour autant s’en satisfaire, et se soumettre sans broncher aux avanies des procureurs ?
L’on m’a conseillé d’oublier. Oublier pour recouvrer la paix. Mais si je ne parviens pas à oublier, que se passe-t-il ? Et surtout, et c’est le fond de la question qui me traverse comme elle traverse incroyablement cette jeune femme, ne faut-il pas, alors même que l’on est d’un tempérament calme, rechercher l’insécurité et la tension parce que c’est dans l’insécurité et la tension que l’amour devient effort, et l’effort libération ? N’est-ce pas dans le tourment que l’urgence d’aimer se manifeste ? Ne dois-je pas alors vous être reconnaissant de votre injure ?
Nous acceptons d’aller collectivement vers des dangers immenses, laissons les sols s’appauvrir, les océans se vider, les plages et les tissus vivants se plastifier, incendions nos poubelles par milliards de tonnes, mais ne supportons pas le moindre manquement à une notification de sécurité ou une précaution sanitaire. D’un côté nous nous accoutumons à l’insupportable et d’un autre, oublions que le risque rend vivant, que sans lui nous ne pouvons nous mesurer à nous-mêmes, ni nous corriger, ni construire. La peur irrationnelle de ce qui pourrait arriver nous éloigne de notre liberté et en prive les autres, maintenus dans l’ignorance de ce qu’ils pourraient accomplir. Celui qui aujourd’hui prend des risques avance seul. Et c’est lui qu’on jette à vous comme un vieux sac.
L’acte de cette femme, rehaussé par le vôtre, m’a mis à l’isolement. Or l’exil est le lieu où l’âme exulte. J’ai eu beau rêver parmi les glaces, naviguer un peu là, un peu ailleurs, sur des mers lucides, me laisser haler à la merci des vents, des courants et des fauves, jamais, avant qu’elle ne se plaignît officiellement moi, je n’avais connu pareille incertitude. Je pensais que s’installer, c’était se perdre, et chaque fois que j’en ai été tenté, le sentiment de m’éloigner de ce que j’étais venu réaliser sur terre me rattrapait et je repartais. De toute ma vie, mon plus grand départ fut le jour où j’ai douté, d’elle comme de moi-même, et que je le lui ai écrit. Revenant du bout du monde, je ne savais plus dans quelle direction m’engager, ni quels dragons il me restait à vaincre. Et me voilà, depuis plusieurs années à présent, errant nébuleux, Hollandais volant des océans mentaux, sondant, au moyen d’une alchimie que l’on dit du verbe, l’âme, de ses dernières libertés à ses premiers barreaux. L’expérience est captivante et je vous en remercie car sans cela, sans vous, toutes deux, fatigué que j’étais de mes voyages, peut-être aurais-je fini par me rendre à une sérénité sans perspectives.
59 - Objet : Entre l’amour et la loi
Madame,
L’incompétence de la justice face à l’amour est celle de l’humanité face à son destin. Mais l’amour, la concorde, la paix, comment pourraient-ils advenir d’une justice remise entre les mains de celui qui accuse ?
À mesure que le juriste s’écarte de sa déontologie et se mêle de tout, le mensonge et la culpabilisation gagnent du terrain et réduisent l’espérance de l’humanité. Votre droit, qui se veut scientifique et rigoureux, ne débouche en définitive que sur la satisfaction des petites haines et l’impunité des plus grandes. Et plus le malaise se propage, plus il alimente un appareil juridictionnel qui ne cesse, derrière l’alibi légal des fausses lumières, de dissoudre les véritables.
Le philosophe sait qu’il existe une dualité entre l’amour et la loi. Tout ce que je mets en mots et vous adresse découle de cette dualité, de ce conflit élémentaire entre l’amour, qui est la loi céleste, et la loi terrestre des hommes. Le législateur nie les lois de la nature et les lois spirituelles pour entretenir l’idée d’une humanité qui ne devrait d’exister qu’à elle-même. Prouesses techniques et économiques, arrangements sociaux et politiques sont concluants à ses yeux. Pourtant, aucune justice n’est uniquement rationnelle. Peut-être même la justice, parce qu’elle procède aussi de l’amour, n’est-elle jamais rationnelle, auquel cas, si dualité entre l’amour et la loi il y a, c’est que la justice est absente. La justice se manifesterait alors au moment où la dualité est vaincue, où l’amour et la loi se rejoignent. Par ailleurs, a-t-on déjà vu une justice sans morale ? Et qu’est-ce que la morale, sinon la place de décideur que la bonne volonté réserve à l’amour ?
Mais vous manquez à la loi aussi ordinairement que vous manquez à la morale. Or, sans justice… Sans justice, il ne reste que la légalité. Que ce soit par la pénurie, la pandémie ou la guerre civile, nous disparaîtrons légalement. Pour se suicider, l’humanité n’aura enfreint aucune de ses dispositions juridiques. Détruire des équilibres naturels, abroger des sentiments, exploiter, asservir, empoisonner est légal. Les moyens publics se focalisent sur le fait divers qu’ils qualifient avec des lois et prennent en charge à travers des procédures, mais n’ont pas empêché qu’il se produise. L’institution judiciaire intervient toujours après coup, toujours trop tard. Elle n’a rien déjoué, et quand elle agit de façon indue, elle ne porte pas même un regard, à l’instar du voyou, sur les conséquences de son méfait. La loi sans amour n’anticipe pas, ne soulage pas, elle n’éclaire pas l’obscurité, ne démêle pas la complexité, ne résout rien. Et pourtant, c’est à elle que sont confiées les clés du monde.
La légalité ne fixe, au bout du compte, que des compromis d’intérêts. Et nous voilà flanqués d’une justice qui ignore des choses la raison, mais se targue de mettre au pas leur manifestation. Les codes civils et pénaux peuvent encore s’épaissir, chacun sait, y compris ceux qui se consacrent à la tâche, que c’est inutile. Si l’institution judiciaire devait être jugée au poids du papier comme je le fus, il y a bien longtemps qu’elle aurait été mise hors d’état de nuire.
L’humain s’est à ce point coupé de ses liens spirituels et du don de soi que l’amour induit, qu’il n’a plus de raison de se discipliner et vous pensez que le juridique corrigera ce défaut. Il l’aggrave. Vous vous êtes compromise avec un système consubstantiellement frauduleux qui, s’il lui reste une toute petite chance de se reprendre, ne le fera que par votre volonté. Voilà pourquoi les institutions se raidissent et le corps social se détraque : vous manquez de volonté.
Vous manquez de volonté parce que vous manquez d’amour. L’on peut d’ailleurs penser que c’est pour votre manque de volonté, et donc d’amour, que l’administration vous a choisie. Ceux qui partagent votre statut s’imaginent que la justice ne se prête pas plus au doute qu’à la contestation car elle est, en tant qu’appareil de pouvoir, irrécusable. Vous-même vivez sous le couvert d’une légitimité si sûre qu’elle ne mérite de votre part aucun effort particulier. Seriez-vous disposée à admettre que sans la volonté et la vocation de celui qui la représente, aucune justice ne peut exister ? Mais sans doute la justice n’a-t-elle jamais été votre propos.
63 - Objet : Poussières du soir
Madame,
Alors que la majorité des intellectuels français, dans les décennies qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, étaient comme grisés par les utopies marxistes, il ne faut pas s’étonner si, dans un même mouvement de renonciation à la raison philosophique, ces mêmes utopies imprégnèrent le milieu juridique. C’est ainsi que, plutôt que de servir une cause, qui est d’abord la cause de la vérité, l’institution judiciaire se mit au service d’une idéologie rejetant une part substantielle des réalités ontologiques au profit d’une simplification doctrinale qui place l’homme de loi au centre de tout. Dès lors, la principale limite à l’objectif idéologique du magistrat devint la loi elle-même, qu’il n’hésitera pas à contourner ou à appliquer à sa convenance, la raison sociale et politique l’emportant sur la raison légale et naturelle.
La trahison des clercs dont parlait Julien Benda est donc consommée. La tentation politique de ceux qui détiennent le savoir l’a emporté sur le devoir de rectitude et nous ne pouvons plus compter sur eux. Un groupe, quel qu’il soit, tend mécaniquement à faire passer son propre intérêt avant l’intérêt commun ; c’est pourquoi la représentativité judiciaire confiée à un groupe particulier est l’un des raccourcis les plus fâcheux opérés par l’histoire. La justice n’aurait jamais dû devenir le privilège d’un État, d’un milieu ou d’une classe. En outre, l’imprégnation par des dialectiques politiques ramène l’application du droit légal à un nihilisme. La trahison des clercs est la prise d’un parti idéologique au détriment du principe intemporel. Il en résulte un éclatement et une dispersion des composantes de la société qui fait le terreau de tous les conflits et entraîne l’effacement de la civilisation.
Ce qui a sorti l’humanité de l’âge de pierre, ce sont les échanges. Une fois les routes commerciales établies, les cités de Sumer se sont dressées, l’écriture est apparue et l’homme a commencé à relater son histoire. L’homme s’est questionné sur le sens de sa présence sur terre et de cette question a émergé la philosophie, laquelle renvoie à la compétence morale d’une société. Toute société évoluée se dote d’une discipline qui vise à ce que l’individu dépasse ses inclinations spontanées pour se mettre au service de la collectivité et de l’idée humaine. Le post-modernisme, c’est le mouvement inverse. Nous quittons la civilisation de la pensée et de la responsabilité pour nous jeter corps et âme dans un immense marché où la seule valeur tient au profit que l’individu est en mesure de retirer des autres ou d’une situation. Ce post-modernisme, parce qu’il a rejeté le réel et la métaphysique pour se concentrer sur le commerce dans la perspective d’un progrès sans fin, peut être analysé comme un immense bond en arrière qui nous reconduit aux premières heures de Sumer, quand l’humanité ne se pensait qu’en termes d’échanges marchands. La prochaine étape de cette évolution à rebours s’appelle la préhistoire.
L’ego décisionnaire ne fait pas que détruire la civilisation. Quand l’ours blanc aura disparu, de quelle planète les enfants rêveront-ils ? Les contes de fées appartiennent au passé, mais ne cessent de refléter la psyché en mettant en scène les grandes questions de la vie. L’on préfère, aujourd’hui encore, raconter aux enfants les histoires d’un lointain souverain à celles d’un président de la République ; de même, l’on préférera parler d’un temps où il existait de grands animaux sauvages plutôt que de se référer aux quelques spécimens survivant en captivité. Ce qui attisait l’imaginaire, nous construisait et nous apprenait à vivre, appartient déjà au passé.
Pour ne pas réduire notre expérience terrestre à une quinte de toux, il aurait fallu penser plus fort, plus haut. Qu’est-ce qu’un homme sans histoire ? C’est un homme sans courage. Un passager clandestin, usurier d’un temps sans direction. Même si elle régule certains maux, la justice humaine manifeste surtout, et défend, tout ce par quoi l’homme périt. Son état est le baromètre d’une civilisation qui décroche et ne dispose ni des élites ni du fond principiel qui lui permettraient de se reprendre.
Le défi contemporain ne devrait plus tenir qu’à une reformulation. Redéfinir les bases, reprendre en profondeur ce que nous pensions acquis. La République se tarit comme un fleuve coupé des rivière qui l’alimentent. La prolifération de lois, de décrets et de règlements soutient un édifice d’autant plus aveugle à la vie et allergique à l’inattendu qu’il s’est affranchi du sol, puisque c’est bien à une gouvernance hors-sol que nous avons affaire. La démocratie née de la liberté n’est plus que le support de complaisance d’un pouvoir qui, comme le constatait déjà Tocqueville, « rend tous les jours moins utile l’emploi du libre arbitre » et « dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même ».
Plus l’État crée de nouvelles règles, plus il se substitue à la conscience personnelle qu’il ignore. Il n’y a plus de démocratie quand celui qui devait protéger la liberté devient celui qui la menace. Or les menaces du pouvoir ne se réalisent qu’à travers l’outil légal, lequel permet la modification du rapport entre l’État et l’individu, désormais marqué par l’ajout continu au droit commun de lois particulières. Des lois qui semblent vouloir préparer l’avènement d’une nouvelle communauté humaine, domestique et androgyne. Nos politiques n’hésitent même plus à retoucher la Constitution pour la dresser à leur goût. « Il est parfois nécessaire de changer certaines lois mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il ne faut y toucher que d’une main tremblante », nous avertissait Montesquieu. S’il y a bien quelque chose de terrifiant chez nos faiseurs de lois, c’est que jamais leur main ne tremble.
Il a suffit d’un seul terme d’iniquité introduit dans un dossier pénal pour que l’évolution souhaitée suspende son trait, pour que le mal opère, et que la volonté de puissance reprenne les guides de l’histoire. Parce que nous ne savons plus lire. Parce que nous ne savons plus écrire, plus rien fabriquer de nos mains. Ni mourir plutôt que de tuer.
Ce qui abîme le monde ce n’est pas la démesure, qui n’est qu’un rêve, un éclat d’artifice pour accrocher les regards ; ce qui abîme le monde, c’est l’acte dont on ne prend pas la mesure. Tout a commencé par Dieu, c’est-à-dire par la vérité dans la loi. En vous parlant, j’essaie d’envoyer des escarbilles pour vous réveiller, mais je sais bien, et vous mieux encore, que je ne fais que remuer la poussière. Tout est déjà joué. Dieu est mort depuis longtemps et vous êtes ici pour refermer le livre.
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