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La justice française doit se ressaisir
Lettres de la deuxième année
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Lettres de la deuxième année
La justice française doit se ressaisir.
19 Objet : Nous devenons pour nous-mêmes un danger
20 Objet : Institution de la lâcheté ?
21 Objet : La trahison des clercs
22 Objet : Du syndicalisme dans la magistrature
23 Objet : Le magistrat coupable
24 Objet : Nul n’aide sans aimer
25 Objet : Le danger du féminisme
26 Objet : « Balance ton porc » et la violence des femmes
27 Objet : Des vérités qui dérangent
28 Objet : Égalité
29 Objet : Le creuset réservé de l’être
30 Objet : Un seul mensonge peut briser le monde
31 Objet : La loi de la charité
32 Objet : De l’outil de bien à l’outil de mal
33 Objet : Le fascisme et le procureur
34 Objet : Progressisme et lignes de mort
35 Objet : Festin pour les sauvages
36 Objet : La justice du voleur
37 Objet : À la hauteur de vous-même
38 Objet : Le magistrat devenu Dieu
39 Objet : C’est pour ton bien
40 Objet : Il n’existe pas de torts qui ne soient répartis
41 Objet : L’amour n’a pas besoin d’être partagé pour raconter une histoire
42 Objet : Le palais de justice, îlot de conscience
19 - Objet : Nous devenons pour nous-mêmes un danger
Madame,
Interrogé sur sa propre compétence ou celle de son institution, le magistrat a très vite recours à ces arguments d’autorité que sont les grands axiomes. Les choses ne peuvent être autrement qu’il les définit, car même s’il admet la loi imparfaite, tout ce qui passe par son autorité participe de l’intérêt public. Ce qui est compliqué, avec lui, c’est qu’il prend pour supérieur et apodictique ce qui n’est jamais qu’une vue de l’esprit. Ainsi, il lui suffit de se tromper dans les règles pour avoir le sentiment de rendre service à la nation.
Le magistrat se représente difficilement ce qu’il pourrait réaliser en dehors du cadre qui s’impose à lui. L’on peut dire qu’il ne pense pas parce qu’il ne pense effectivement pas dans le sens habituel du terme. Sa pensée est une boîte à l’intérieur de laquelle il entend faire entrer l’insaisissabilité des choses. Mission impossible et, pourtant, l’appareil judiciaire ne se donne guère d’autre objectif que de perpétuer l’illusion de son accomplissement.
L’étanchéité à toute remise en question est l’un des attributs d’une justice française qui ne se meut qu’en surface ; le fond, comme le centre, sont de ciment. Même l’éducation nationale, même l’armée, se montrent plus meubles que la justice. Une telle inaltérabilité ne serait pas concevable sans un dogme robuste. Dans le cas des religions révélées, le dogme tient parce que la loi venant de Dieu, elle ne peut être mise en balance avec des appréciations temporelles. Mais dans le registre d’une justice humaine, comment la loi et l’institution qui la représente peuvent-elles se placer au-dessus des considérations humaines alors même qu’elles en font partie ? Il n’existe aucune transcendance au nom de laquelle un système temporel dédié à la justice peut justifier de sa prééminence sur les autres systèmes, sinon la justice elle-même. Or une justice dépouillée de toute transcendance ne peut trouver son substrat que dans la transgression d’un principe. Ainsi, au lieu d’être juste, elle sera dans le meilleur des cas pragmatique, dans le pire des cas politique, et dans tous les cas infirme.
Nous devenons pour nous-mêmes un danger, et, croyant échapper au danger que nous nous faisons courir, nous évitons de penser. D’ailleurs, pourquoi penser dans une société dont la doctrine légaliste et sécuritaire répond à toutes les questions ? Et où penser quand tout questionnement encombre, quand pour dissimuler la déliquescence de la démocratie le pouvoir se réserve l’exclusivité du langage ? Tout juste si la plainte est encore nécessaire ; il suffit que des documents un peu consistants tombent entre les mains d’un procureur pour que ce dernier estime qu’ils contreviennent à la loi. Quelle loi ? La sienne, celle de son clan, qui considère que toute adresse à l’autre contient une forme d’atteinte à son amour-propre dont l’accumulation crée le délit. Tu n’écriras point. Tu ne chercheras pas à défendre le sens de ta vie devant un fonctionnaire dont les actes n’ont ni sens, ni vie.
Quand celui qui fait appliquer les lois se juge au-dessus des lois, nous explique Montesquieu, c’est que nous ne sommes pas en démocratie, laquelle ne pouvant exister sans vertu. Si un citoyen vous demande d’apporter la preuve de ce que vous lui reprochez, que vous êtes incapable de le satisfaire et que vous persistez dans votre reproche, vous manquez à la vertu et il serait normal que soit engagée une action en nullité, et cohérent que le garde des Sceaux procède à votre mise pied. Nous avons constaté que les choses ne se passent jamais ainsi. Vous avez toute latitude pour accuser, mais nul ne peut exiger de vous d’être honnête.
Le système auquel vous consacrez votre énergie en entretenant l’œuvre d’accusation et de culpabilisation, loin de nous protéger les uns des autres, creuse le fossé qui nous sépare. Vous ne soignez aucun des maux que vous prétendez combattre, mais au contraire assurez leur expansion. La justice française, comme la plupart des justices modernes, mais peut-être plus encore que d’autres, accélère la course du monde vers l’abîme et entrave l’émergence de toute force qui pourrait l’en écarter. Elle n’est pas suffisamment unifiée et indépendante non pas de l’exécutif, mais de ses propres représentations, pour s’interroger sur elle-même et se maintenir dans la rectitude morale qu’exige le principe dont elle se réclame.
C’est pourquoi votre institution doit se ressaisir. Elle doit cesser d’installer notre société dans un climat de délation où l’on ne supporte plus son voisin, son frère, son compagnon ou son prétendant ; elle ne doit plus cautionner ce temps de fin des temps où la disparition du devoir de courage permet à quiconque d’accuser n’importe qui de n’importe quoi. La justice doit revenir à ses fondamentaux pour que lui apparaisse l’évidence suivante : la vie nous confronte toujours à des épreuves douces-amères qu’il revient à chacun de surmonter. La vie nous reconduit devant les situations que nous n’avons pas su résoudre jusqu’à ce que nous les comprenions, et il n’appartient à personne, surtout pas à l’État, d’entraver ce processus.
21 - Objet : La trahison des clercs
Madame,
La moraline – le terme est de Nietzsche – c’est la morale au rabais, superficielle et culpabilisante, qui sue la bien-pensance et se veut ordre universel alors qu’elle n’est que médication pour éteindre, traitement pour endormir. Mieux vaut essuyer une condamnation pour un vrai délit que d’être dispensé de poursuites après avoir été inoculé de moraline. La vraie morale me manque, Madame. Autant que le vrai jugement.
La recherche d’une efficacité illimitée, d’une tranquillité sans remous ou d’une concorde universelle nous éloigne de la compréhension de l’autre et des véritables enjeux de l’existence. L’immiscion du juridique dans les processus intimes prend racine dans le manque de structure morale de la société tout entière. Cette ingérence de l’État est symptomatique d’élites qui, parce qu’elles sont incapables d’incarner les valeurs qu’elles ont pour apostolat de défendre, versent dans la généralisation, l’intimidation et le baratin. Loin de procurer la paix, vos interventions dans la vie privée encouragent la malveillance, ce report sur autrui de nos propres faiblesses, et représente un obstacle à l’expression de la vie qui ne peut conduire, à terme, qu’à une mise sous cloche.
Votre manque de rigueur intellectuelle pourrait relever de ce que le philosophe Julien Benda appelait « la trahison des clercs ». En contournant les règles de prudence et de probité, alors même que vous vous en déclarez les garants, vous ne faites pas que détruire la confiance du citoyen en la justice de son pays, vous trahissez également le peuple que vous prétendez guider. Vous me répondrez que vous n’avez pas pour fonction de guider le peuple, mais seulement de veiller à ce que la loi soit respectée. Votre trahison est double. Non seulement vous ne respectez pas la loi vous-même, mais en plus vous vous dérobez à votre charge, laquelle dépasse de très loin le service à l’État. Votre trahison en qualité de clerc, c’est-à-dire de sachant dépositaire d’une autorité, c’est d’avoir renoncé à votre mission intemporelle qui est de rechercher et de défendre le beau, le vrai et le juste.
La dérive contemporaine que vous accompagnez tient en particulier à la politisation, laquelle vous porte à des conclusions partisanes qui traduisent l’émotion sociale du moment. C’est ce penchant hasardeux, plus ou moins relié à une doctrine, des détenteurs du savoir, que dénonce Benda, car il y voit la cause profonde de la chute de l’Europe dans les barbaries nationalistes et collectivistes. Cette politisation de la pensée induit la négation des valeurs universelles dont chacun est le garant.
Après avoir longtemps polarisé les tensions entre les blocs de l’est et de l’ouest, l’idéologie est désormais au service d’un monde dépourvu de dualité, globalisé, virtualisé, gouverné par l’économie et les flux de capitaux ; une idéologie représentée par des démocraties qui, jouant des apparences et des effets d’annonce car elles n’ont plus guère d’autre capacité, maintiennent le peuple dans une docilité sans culture. Cette évolution est l’erreur du XXIe siècle comme il y eut celle du XXe siècle, elle est historique et nous mènera probablement, à la faveur d’un durcissement des fléaux que nous connaissons déjà rejoints par ceux auxquels nous devons nous attendre, dans l’un de ces totalitarismes scientifiques auxquels la littérature d’anticipation nous a familiarisés.
Qu’est-ce que l’idéologie ? C’est la logique des idées. Les idées sont souvent séduisantes, mais elles s’intègrent difficilement au réel qui, lui, repose sur un déterminisme physique et des facteurs humains sur lesquels les idées ont peu de prise. C’est pourquoi l’idéologie, pour se faire de la place, doit disqualifier la réalité qui gêne, l’éliminer par la propagande, par la censure ou dans le sang. L’idéal s’apparente au rêve et n’implique que la personne qui y aspire ; il se sait inatteignable et ne représente pour cela aucun danger. Ce qu’il faut redouter, c’est bien l’idéologie, cette idée réduite à sa caricature, taillée en instrument politique, et présentée comme une règle pour qu’elle fasse autorité. Excroissance d’une pathologie morale, l’idéologie s’impose toujours au détriment de la justice. Elle est incompatible avec les principes de la philosophie du droit.
Ceci étant, encore faut-il, pour être clerc, être en mesure de penser le monde. Il ne peut y avoir de justice sans conscience, donc sans philosophie et sans psychologie. Votre incapacité à construire une pensée est selon moi la cause première des multiples dérives et reculs de votre administration. Votre manque de culture devient tel que vous en arrivez à perdre de vue les principes qui vous gouvernent, l’idéologie personnelle, corporatiste ou sociale prenant le pas sur l’analyse et le discernement, et sur la conscience d’œuvrer pour une idée supérieure. Du coup, votre trahison n’en est pas une, puisque vous n’avez jamais eu les aptitudes requises pour être clercs. Tout laisse à penser que nombre d’entre vous sont devenus magistrats par opportunisme, par défaut ou par manque d’imagination, ce qui est beaucoup plus inquiétant que si vous n’aviez jamais étudié le droit. Nous voilà donc lotis d’une élite si formatée et peu investie qu’elle n’est plus capable de juger par elle-même de la valeur des politiques qu’elle estime n’avoir d’autre fonction que d’appliquer.
Ces différentes observations s’apparentent à une science appelée l’anthropologie juridique. Le fait est que le droit est peu de chose, en particulier quand de nouvelles lois ne cessent de l’altérer. Le droit est surtout peu de chose quand on le compare aux paramètres humains dont il est contingent. L’anthropologie juridique s’écarte des libellés et des fonctionnements pour aborder la justice par le biais social, éthologique et symbolique. Mes propos tiennent de cette anthropologie, et s’ils ne constituent pas encore une thèse, ils en possèdent les arguments.
23 - Objet : Le magistrat coupable
Madame,
Ce que je regarde ce n’est pas l’actualité ou le mouvement des mœurs ; ce que je regarde ce sont les principes et les principes sont – ils se reconnaissent à cela – d’une actualité permanente. Cela fait des siècles que vous intimidez et trompez les gens, au point que nombre de nos concitoyens sont aujourd’hui convaincus qu’il n’existe pas, en France, de justice. Il est vrai que vous êtes davantage connus pour vos dysfonctionnements que pour vos actes de bravoure. Qui êtes-vous, procureurs, juges, avocats généraux et autres magistrats, qui nous terrifiez depuis si longtemps ? Alors que la justice, de son seul nom, devrait stimuler une recherche continue d’excellence, vous vous révélez les rentiers d’un système, les carriéristes de la misère humaine. C’est une erreur de la République de confier la justice à des fonctionnaires attachés à leur corps comme s’il s’agissait de leur domicile. Juger relève des cimes, exige la vision globale que seule permet la hauteur, mais c’est plus bas que terre que vous nous entraînez, là où vous êtes certains que personne ne voudra s’attarder, dans vos couloirs et tribunaux de catacombes d’où l’on ne ressortira, à votre ressemblance, qu’à demi-vivants.
Bien sûr, il y a trop de magistrats, et pas assez préparés à leur fonction. Nombre de cas dont vous vous saisissez devraient, en particulier ceux qui relèvent d’une entente entre deux parties, passer par des voies alternatives plus douces, mieux qualifiées et moins onéreuses. Bien sûr, vous êtes politisés et ne vous en apercevez même pas, tant vous avez confondu vos croyances avec la réalité, et tant votre vision de la société et de votre rôle en son sein manque à la fois d’ambition et de modestie. Bien sûr, vous êtes faibles et paresseux, parce que l’esprit français est devenu faible et paresseux, a remis ses exigences au passé, et n’attend plus du lendemain que le prolongement de son présent incolore. Plus que responsables, vous êtes coupables des récessions et des émeutes, des incendies et des guerres, de la délinquance, de la pédophilie, de l’alcoolisme, des déséquilibres et des injustices de tous ordres, du temps qu’il fait, de la dislocation des glaciers, des famines en Afrique et de celles qui guettent l’Europe, de la plupart des épidémies, des cancers, des divorces, des intoxications et des accidents de voiture, des déficits et des mauvaises notes, de l’effet de serre, de l’acidification des océans et de la sixième extinction massive des espèces. Vous êtes coupables parce que vous vous êtes emparés de la loi et que sous votre ordre s’est répandu le désordre. Vous êtes coupables parce qu’en dépit de votre mission de protection de la société dans son unité, sa fragmentation est consommée et ses plaies ne font que s’étendre. Vous êtes coupables parce que tous les moyens étaient à votre disposition et qu’en aucune façon vous n’avez prévenu, par l’exemple de votre conduite, la subordination du monde au mensonge.
La justice ne doit pas seulement être indépendante de l’exécutif. Elle doit l’être aussi de ses propres représentations. Le magistrat serait-il tenté d’oublier qu’il est le dépositaire de l’intérêt du peuple et que sa légitimité repose exclusivement sur le crédit que ce dernier lui accorde ? Mais bien avant d’être une administration, la justice est un absolu. Vous êtes l’unique ministère qui se réclame d’un absolu. La Justice, qui est la manifestation de la Vérité, a longtemps été considérée, non sans raison, comme ne pouvant relever que de Dieu. Si justice terrestre il y a, alors l’administration qui la représente doit la limiter au cadre relatif à ses compétences. Un absolu n’est de la compétence de personne. Vous ne pouvez décemment pas habiller de transcendance ce qui n’est qu’immanent.
N’importe quel individu un peu désemparé, compte tenu de l’effondrement des référents traditionnels, imaginera, avec le mot « Justice » gravé à vos frontons, trouver auprès de vous un remède à ses démêlés dont la cause véritable est bien souvent davantage reliée à son trouble et à ses frustrations, à ses sinuosités et rancunes, qu’à une véritable question de droit. Il attendra de votre jugement une validation qui le libérera de ce qui l’encombre et qu’il ne fera pas l’effort d’alléger par lui-même, parce qu’il n’a pas appris à se fortifier intérieurement et à regarder l’autre dans les yeux. Encouragé par la culture de la plainte, il se positionnera en victime, et avec votre appui se vengera d’autrui à bon compte. Le fait est que vous donnez votre bénédiction à celui qui accuse comme jadis on la donnait à celui qui se repend.
Vous savez bien que ce n’est pas parce qu’il y a verdict qu’il y a justice. Pascal, avec d’autres philosophes, en renouvelait le constat : la justice humaine est une construction de l’esprit dont s’empare le pouvoir pour donner une légitimité à son arbitraire. Ce ne sont pas la vérité ni le droit qui font la décision, mais la force. Or, si la justice française, dans son champ rétributif aussi bien que distributif, est de plus en plus inopérante, c’est moins parce qu’elle est contingente et commandée par la force, que parce que la force même lui fait défaut, et que ses membres sont ankylosés. Remettre l’éternel à une administration publique séparée du vrai comme du probable n’a pas fait de la justice une réalité, mais une hypostase. En homme lige de cette hypostase, vos intimidations ne sont souvent que des grognements hypocrites, des abdications camouflées. Votre langage n’est plus que la partie visible de ce que vous cachez à vous-mêmes, et l’assurance, et la fatuité de vos postures, donnent le change à vos refoulements. Non, vous n’êtes assurément pas innocents. Vous êtes coupables.
Vous êtes coupables car votre mission, avant même que d’assurer l’ordre public, était, en l’absence d’institution morale pour s’y consacrer à votre place, de préserver l’ordre des choses. Vous êtes coupables car vous vous êtes approprié un apostolat divin sans chercher à élever votre conscience. Vous avez dérobé la justice comme Prométhée a dérobé le feu, et dans votre illusion de sa maîtrise, empêtrés dans vos procédures et vos conflits de personnes, vous avez fait de la vertu un motif de suspicion, et promu la division jusqu’à ce qu’elle détermine de la société tout entière. Bien sûr, l’histoire évolue malgré vous et la loi est le reflet d’une attente collective qui dépasse vos prérogatives, mais loin d’être le garde-fou d’une humanité marchant vers le gouffre, vous en validez les erreurs, et utilisez chacune de ses erreurs pour installer le palier juridique sur lequel l’erreur suivante prendra appui.
31 - Objet : La loi de la charité
Madame,
Souvent, on nomme quelque chose, puis on essaie de rejoindre ce qu’on a nommé. La nature humaine est ainsi. Par exemple, une rencontre. Elle part de l’impression immédiate que nous fait une personne, par sa prestance, son esprit, son amabilité, et l’on dira d’elle que c’est une personne « bien », ou « formidable », simplement parce qu’elle nous a été agréable. On ne sait pourtant rien d’elle. Pour la juger favorablement, on se contente du seul prisme du plaisir qu’elle nous apporte. On la nomme et l’on croit, tant que le plaisir demeure, au nom qu’on lui a donné.
Quand on qualifie d’abord, et qu’on essaie ensuite de rejoindre ce qu’on a qualifié, on ne reconnaît pas les êtres pour ce qu’ils sont. En réalité, on place l’autre à la merci de notre attente qu’il est tenu de satisfaire. Et quand notre attente est trompée, ce n’est pas notre désir qui est en cause, non, c’est l’autre qui est « décevant ». Et il suffira de nommer « importun » ou « coupable » ce quelque chose qui pour nous n’a jamais véritablement été quelqu’un, pour chercher une nouvelle fois, mais dans l’autre sens, à rejoindre ce que l’on a nommé.
Vous, Madame, devriez procéder exactement à l’inverse de la tendance naturelle des êtres : prendre du recul sur les attentes personnelles ou les consignes du moment, analyser les choses, et les qualifier ensuite.
Le plus préoccupant n’est pas de molester quelqu’un, de l’offenser, ni même de le diffamer pour qu’il soit accusé, mais de persister dans cette attitude. Ce qui doit nous alerter, c’est la rigidité, l’incapacité à reconnaître ce que l’on inflige aux autres, et à leur tendre la main le temps qu’ils recouvrent l’équilibre. Rien n’est bas, rien n’est mal, s’il ne s’agit que de moments. Nous avons le droit de passer par tous les chemins, de traverser les terrains vagues et les zones d’ombre, mais pas de nous y installer. Menacer, dénoncer, n’a aucun intérêt. C’est un effroyable gâchis.
Il existe une loi que vous devriez connaître parce qu’elle vaut tous les codes pénaux de la terre, et qui s’appelle la loi de la charité. L’application de cette loi issue de la tradition chrétienne permettrait de résoudre avec bonheur une large majorité des cas qui selon vous relèvent du « harcèlement » ou de la « malveillance ». Quand elle s’applique à la personne qui en importune une autre, la loi de la charité s’énonce dans les termes qui suivent.
L’importun est celui qui vient déranger la petite maison de notre moi. Si nous ne l’aimons pas à cause du dérangement qu’il cause, lui, plus ou moins bien, nous aime. Nous devons l’accueillir en raison de cet amour. Et même s’il en vient à poser des questions indiscrètes, à nous affubler de son désarroi, de son irritation, faisons preuve de patience et de douceur. Par notre écoute, nous pouvons le tranquilliser et le rendre meilleur, mais nous le scandaliserons par notre manque de charité. Si nous souffrons de ses sollicitations, nous devrions souffrir plus encore de la sécheresse de notre attitude, et de le pousser, à cause d’elle, à se montrer plus fâcheux qu’il ne le voudrait.
Admettre ses torts est nécessaire pour chacun de nous, car nous sommes tous plus ou moins complices de ce que nous reprochons aux autres. Oui, j’ai douté de sa sincérité, et c’est à cause de cela que j’ai manqué à l’élégance, mais je ne m’attendais pas, en riposte, à tant de raideur. Si même celles et ceux qui disposent d’une responsabilité morale sont incapables de concéder de ce minimum de charité qu’est l’écoute, alors rien en ce monde, à aucun niveau, n’ira vers l'amélioration. Sans ce progrès intérieur qui passe par l’acception du rapport à l’autre et la résolution des petits conflits qui font échouer des plus modestes aux plus belles entreprises, tout continuera de se déliter. Quant à vous, vous n’êtes pas là pour accabler celui qui a de la peine. Vous n’êtes pas là pour séparer ceux qui le sont déjà. Vous êtes là pour autre chose.
34 - Objet : Progressisme et lignes de mort
La mort physiologique est la même pour tous. La craindre est inutile. Ce qu’il faut craindre, c’est de mourir de son vivant.
Madame,
Parce qu’elle a pour mission première de préserver la paix publique en maintenant l’ordre des choses, la justice ne peut être que conservatrice. Les magistrats, qui ont vu changer la société sans eux, se sont dit : « Changeons nous aussi ! En introduisant des changements entre nos murs, nous effacerons notre honte d’appartenir à une corporation réactionnaire ! » C’est ainsi que, de conservateurs, car garants de l’immuabilité des lois, les magistrats sont devenus progressistes : ils ont favorisé la souplesse et le foisonnement législatif en même temps qu’ils se syndiquaient.
Mais une justice ne saurait rester juste en devenant progressiste. L’idée même du progrès est relative, sinon subjective, et ne saurait être validée dans le fait sans le recul du temps, sans le retour d’expérience, et donc sans s’inscrire dans un acquis qui serait déjà un conservatisme. C’est pourquoi les disciples du progrès, pour rester fidèles à leur croyance, remettent continuellement en cause les nouveautés qu’ils intègrent, et entretiennent cette surenchère de détricotages et de réformes qui caractérise les politiques modernes. L’effet est mécanique : le progrès ne connaissant pas de fin, il doit perpétuellement se succéder à lui-même. En fait, l’on s’aperçoit que le progressisme n’opère que s’il prend le pas sur la règle.
La civilisation n’a pas besoin d’être progressiste, puisqu’elle est elle-même un progrès. Précipiter les choses, c’est fragiliser ce sur quoi elles reposent. À vouloir suivre un mouvement qu’elle ne saurait incarner, la justice ne s’effondre pas puisqu’elle s’appuie toujours sur le socle épais du passé, mais elle ressemble de moins en moins à la justice : elle ressemble aux gens qui la composent. Des gens qui, souvent, voient la loi comme le lieu de la transcription des ambivalences de leur temps. Bien sûr, la loi ne peut pas être indifférente à l’évolution des mœurs, mais elle ne doit aussi se garder d’en être le moteur, et les magistrats également. Or, le progressisme, c’est un jugement de valeur, c’est un forçage de la réalité. C’est une effraction de la liberté.
Ainsi la justice française serait progressiste, donc « à gauche ». À la bonne heure ! Je n’aurais pas été mieux entendu si elle s’était assise à droite. Je goûte la pensée de José Ortega y Gasset sur la question : « Être de gauche ou de droite, c’est choisir l’une des innombrables manières pour un homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale. » Qu’est-ce que la politique, sinon une façon d’opposer les gens les uns aux autres en leur faisant croire que là est leur liberté ? Gauche ou droite, pour ou contre, victime ou coupable. J’ai un besoin, je prends. J’ai un rôle, je fais. J’ai un pouvoir, je m’impose. La métaphore, la distance, la complexité, le temps, la littérature : cela n’existe pas. Tout relief est suspect, et toute lueur menaçante. On ne sait rien mais on veut, on clame, on élit. Et l’on s’engouffre.
Ce qu’on appelle le devoir d’enquête n’est autre que la traduction, pour les personnes qui disposent d’un pouvoir sur les autres, de la nécessité d’observer les choses avant de s’en emparer. Pour toute justice, même la plus primitive, l’observation précède la décision, car le déterminant est le résultat de l’observation et non la décision même, qui est la traduction de ce qui a été déterminé. Juger quelqu’un sans chercher préalablement à le comprendre n’a aucun sens, et a fortiori lorsque le fait incriminé n’est pas un fait, mais une pensée. Vous m’avez menacé de l’action de l’État. Parlez-moi plutôt de la vision de l’État. Mais l’État regarde ses pieds. Si votre autorité se fondait sur une exigence authentique, nombre parmi les conflits que vous identifiez n’existeraient même pas.
Il ne peut y avoir d’État de droit dont les symboles se dispensent d’associer la sagesse à la force. Cela signifie que vous ne serez forts que lorsque vous serez sages, donc quand vous saurez lire, observer, analyser, et j’irais jusqu’à dire, admirer. Pour le moment, en particulier à travers l’expérience dont vous m’avez honoré, je ne vous ai vus que faibles. J’ai été bouleversé de n’avoir su libérer la plaignante de la tension qu’elle associait à ma personne, et vous ne pouvez savoir combien il fut pour moi térébrant de la découvrir autoritaire. Elle se voulait forte, je la croyais telle, mais elle était faible et le mieux que je pouvais faire alors était de me retirer. Vous êtes plus faible encore, et si j’avais pu le comprendre au moment de notre rencontre, notre entretien, veuillez me croire, aurait eu une tout autre tonalité.
Qui se réfère au Recueil des obligations déontologiques du magistrat publié par le Conseil Supérieur de la Magistrature pourrait penser que vous suivez des règles strictes. Dans la pratique, il n’en est rien. Entre les modalités de votre convocation et la demi-heure que nous avons passé en tête-à-tête, j’ai relevé pas moins de six manquements que j’estime graves, dont trois rendent votre démarche irrecevable. Je tiens à votre disposition le détail de ces observations. En mortifiant un homme dans le seul but de contenter une plaignante et de vous satisfaire vous-même, vous foulez au pied vos obligations déontologiques sans que personne d’autre que moi ne vous le fasse remarquer, et plutôt que de chercher à vous amender, à vous corriger, vous vous obstinez à répandre un nominalisme qui abroge toute possibilité d’existence à ce qui n’est pas vous.
J’en suis venu à me demander si la judiciarisation de la vie personnelle, qui a pris son essor en France dans les années quatre-vingt, n’avait pas quelque lien avec l’abolition de la peine capitale. La sentence plaçait le président de la République devant une décision majeure qui soudait l’un à l’autre l’acte suprême et le symbole suprême. La pratique n’étant plus de mise, qui saurait dire dans quelle sphère l’hubris collective, privée de son plus prestigieux exutoire, s’est déportée ? Le terme « peine de mort » nommait les choses. Il relevait d’un pouvoir qui ne se voilait pas la face. La violence d’État n’a pas disparu avec la guillotine, mais elle a perdu sa capacité d’investir sa responsabilité la plus élevée, de se penser au-delà de la temporalité humaine. La mort demeure, mais dépouillée du protocole qui permettait de l’identifier et de la circonscrire. Non observée, exonérée du substantif qui la désigne et la contient, la mort se déconcentre et s’étale, imprégnant insidieusement les champs de la vie qu’elle épargnait jusque-là. Il se peut alors que l’on s’y prenne les pieds par simple inadvertance.
Le cas lui-même ne compte plus. Une sorte d’obligation non pas déontologique, mais idéologique, vous conduit à occulter la réalité des faits pour aboutir à une décision qui ignore les droits les plus élémentaires de la personne sans que cela ne vous fasse sourciller. Ainsi s’avance la justice des bonnes intentions, pavage policé de l’enfer. Les lignes dures dont parlait Gilles Deleuze et dont vous arborez les noirs galons se changent alors, remises à votre arbitraire, en lignes de mort.
35 - Objet : Festin pour les sauvages
Madame,
Il n’y a plus de lettres d’amour, ni même de correspondances. Correspondre c’était cela, explorer par petites touches les terrains de correspondance, dessiner de ligne en ligne une pensée à l’autre qui serait aussi fidélité à soi-même, et ferait écho en chacun. Ce jeu d’entremêlement des pensées, tels des bras éthérés se cherchant l’un l’autre, a occupé les plus belles heures des plus doux esprits, a fait éclore des fleurs, dressé des étamines, dispersé à tout vent des pollens sans que l’on sût exactement ce qu’ils fécondèrent, mais des siècles entiers furent semés de lettres d’amour et d’histoires de cordiaux chamboulements. Ceci jusqu’au jour où l’on décida que l’on n’écrirait plus. L’on se mit à craindre les montagnes et ses vertiges, les orages, la foudre et les torrents, étendant la peur jusqu’aux vallées et aux plaines, au milieu ambiant.
Les mots d’amour ont été si scrupuleusement écartés du champ public qu’on ne les retrouve plus que dans les chansons. Si soudain au cours de nos habitudes de tels mots surgissent, se déversent, ils sont perçus comme des objets étrangers, curiosités intempestives et transgressives de la route à laquelle nous avions fini par nous accommoder, et ne savons qu’en faire ni comment leur répondre.
Les attentions d’amour ne se transcrivent plus. Elles ont cessé d’embaumer les vies, elles n’inspirent plus les travaux et les codes, et les cultiver est un travail solitaire, qui n’anticipe aucune naissance. En leur lieu et place, le progrès. Le progrès technique qui permet au vulgaire de s’afficher à chaque instant, qui offre un espace inégalé aux étalages de l’affect, qui met l’âme perdue en vitrine – à prendre ou à laisser, profil après profil, on fait son marché – qui multiplie clins d’œil, actus, humeurs, like et zaps.
Rien de plus désespérant qu’un monde dont le désir d’élévation s’est éventé. Rien de plus mortifère qu’une technologie ou une statistique pour répondre aux signaux du cœur. La matière elle-même s’épuise à nous contenter et, à tant prétendre à notre bien, elle nous rend fébriles et empotés plus qu’elle ne nous sert.
Un progrès ne vient jamais seul. Du progrès technologique découle le progrès social, sociétal, civilisationnel, qui fait de ses chimères des lois sans comprendre qu’il n’est plus que le soubresaut d’un temps qui s’achève. Le seul progrès qui valait était spirituel. Mais rien de ce qui élève l’esprit n’est transmis, chacun doit à chaque fois recommencer, tout réapprendre et comme il ne s’en donne pas les moyens, la génération nouvelle, privée d’héritage, repart de plus bas. Chacun se sert. Chacun ses goûts. Le progrès, droit universel à consommer. Du sexe à l’enfant, on consomme, du travail aux loisirs, on consomme, du jeu au conflit, on consomme, on consomme, et l’on consomme l’autre, comme on l’a toujours fait, mais l’autre plus loin, l’autre qu’on ne voit pas, et l’on consomme les sacrements, livrés à ceux qui ne croient plus, qui ne jurent fidélité qu’au moment du plaisir, et se parjurent comme ils causent, en quête permanente de l’absent qui est en eux.
Les repères, perdus ? Oui, perdus. Démission. Délation. Les derniers humains tentent encore de protéger des ethnies et des forêts, de sauver un oiseau, une rivière, un enfant, s’organisant comme ils le peuvent pour tromper les bulldozers et repaver la voie de la raison, mais n’y parviennent qu’à la marge parce qu’aucun principe directeur ne les relie. Isolés dans leurs tentatives, ils ne peuvent constituer une masse, repousser les murs et faire loi. Du reste, en l’absence d’un repère moral prééminent ou d’unité autour et d’un principe fort, compter parmi les « derniers humains » suffit rarement pour empêcher les égos de prendre le pouvoir et les petites querelles de tout gâcher.
Les courriers d’amour, interdits. Et dans l’amour il y a l’engouement, la fantaisie, la dévotion et le langage ; il y a aussi le doute, l’angoisse, le reproche et le défi, le dos tourné, le cœur en peine, qui se retire puis revient, n’en pouvant plus de tendre avec tant de force vers qui l’ignore, feint de l’ignorer, ou n’a pas pardonné à celui qui s’est montré tel que lui-même : vulnérable. Banni, ce traître aux temps communs ! À la décharge, ce réfractaire au détachement, cette carcasse percluse d’enthousiasmes dont on fait une pile des secrets pour les jeter, os encore collants de chair, en repas aux coupeurs de têtes.
38 - Objet : Le magistrat devenu Dieu
Madame,
Le manque de sens des responsabilités que l’on constate au niveau du ministère public semble être la signature d’une justice suiviste des tendances sociétales. L’obligation de discrétion, dans cette mouvance, devient accessoire et le magistrat y déroge en toute impunité ; aussi voit-on un artiste célèbre ou un responsable politique livré à la presse au premier soupçon de sexualité illicite. Cet engouement pour le déballage et à la mise en cause des personnalités viserait-il à compenser la frustration du fonctionnaire dont la vocation naturelle est d’obéir, et de se montrer loyal et mesuré jusque dans sa vie privée ? En échange de son acceptation de garder ses opinions pour lui, et de sa probité en toutes circonstances, le magistrat reçoit la récompense de sa dignité et la sécurité d’une carrière qui le place définitivement à l’abri. C’est beaucoup, mais insuffisant pour certains d’entre eux dont les initiatives se traduisent, sous couvert d’hygiène ou de morale, par des entorses quasi systématiques aux règles définies par leur statut.
Ces entorses sont particulièrement manifestes dans les espaces qui éloignent le magistrat de son champ d’action traditionnel. La vie privée des personnes, par exemple. Pour inscrire ses choix personnels dans le cadre de l’exercice de ses responsabilités, et faire passer son besoin d’existence supplémentaire pour une attente légitime de l’État, le magistrat n’hésitera pas à gratifier le citoyen dont il a fait sa cible d’interprétations de la loi pour le moins inattendues. « Jamais poète n’a interprété la nature aussi librement qu’un juriste la réalité », ironisait Jean Giraudoux, pour qui le droit était « la plus puissante des écoles de l’imagination ».
Le magistrat semble voir dans l’augmentation constante des textes légaux l’opportunité d’exercer davantage de pression sur le citoyen et sur l’exécutif, qui perd rapidement de vue, au fil des élections et des remaniements, les lois qu’il a lui-même élaborées. Plus la législation est complexe et touffue, plus elle est incompréhensible du commun des mortels comme des élus, et donne de l’importance au juriste qui est le seul à s’y retrouver. C’est ainsi que, prétextant que le droit est devenu une affaire de spécialistes, le juge renforce progressivement sa position et prend le contrôle des cours militaires et des tribunaux de commerce. En matière politique, toutefois, c’est moins en qualité de technicien que d’idéologue que le juge s’impose sur la démocratie, quand il décide, par exemple, du résultat d’une élection présidentielle en mettant hors jeu le candidat qui le dérange.
Personne n’ose contester les pratiques parfois inadmissibles d’une institution qui, en plus de terrifier et de salir, est devenue omniprésente et inintelligible, et sur laquelle le peuple n’a pas la plus petite autorité. Nous n’entendrons jamais un chroniqueur ou un humoriste taquiner la personne de loi tant elle est réfractaire à toute forme de dérision et met mal à l’aise, et tant il est âpre pour un esprit sain d’admettre la réalité de ce qui n’est souvent plus qu’une justice de caniveau.
Comme tout système livré à lui-même, une société qui ne peut plus s’appuyer sur sa justice, ou plus généralement sur ses institutions, tend vers l’entropie, c’est-à-dire vers la dégradation des énergies, des relations et des liens. Cette évolution se distingue peu dans le cadre des grandes affaires où le processus judiciaire fonctionne dans les règles. C’est quand les tribunaux n’ont pas des yeux braqués sur eux que l’entropie se manifeste, dans la masse des compromis, des démissions et des préventions presque indétectables qui sont leurs moyens courants.
La complexification du droit légal, réponse à la résorption du droit naturel, est l’un des marqueurs de l’impuissance de la justice. Impuissance qui se répercute sur l’ensemble de la société, qui manque alors rarement d’exposer le magistrat à ses propres contradictions. Aussi ce dernier s’empresse-t-il d’accompagner le mouvement général selon les modalités qui lui servent de grilles de travail et entretiennent au mieux son fatalisme, au pire sa satisfaction.
Oui, la judiciarisation de l’intégralité des champs de l’existence est un danger. C’est un phénomène qui favorise le gouvernement des juges et le césarisme, menace l’État de droit et la vie même. Parce qu’elle émane d’une fonction publique qui n’est pas qualifiée et ne sait s’exprimer qu’à travers le reproche et l’intimidation, la dérive judiciaire favorise un mal-être collectif qui se traduit par un nombre incalculable de drames personnels ignorés de ceux qui les provoquent. Cette dérive accompagne une tendance générale des sociétés modernes à la déresponsabilisation de l’individu, tendance qui, loin d’être combattue par une magistrature qui aurait à cœur de replacer les plaignants face à leur devoir d’honnêteté et d’indulgence, est nourrie par elle. Les grandes misères ne lui suffisant plus, ou lui échappant, l’appareil judiciaire prélève son complément alimentaire dans les plus petites, les plus intimes, celles qui font de nous tous des « justiciables ».
Nous voilà donc flanqués d’une justice qui prend la place de Dieu non pas pour juger en conscience, mais pour récompenser celui qui accuse, ce petit Satan intérieur que nous avons tout intérêt à choyer si vous voulons donner gain de cause à notre amour-propre ou à notre compte en banque. Le plaignant n’attend pas de sa plainte qu’elle soit suivie d’un acte de justice, mais d’un acte de brutalité qui éradiquera l’auteur du désagrément qu’il prétend subir. Invisible dans son ciel inatteignable, le procureur ne se fera connaître qu’au moment où il tendra son doigt inquisiteur. Aucune prière, aucune mortification n’infléchira son jugement. Le pardon n’est effectivement pas à attendre d’un Dieu qui n’a jamais créé, qui n’a jamais donné, qui n’est pas père.
41 - Objet : L’amour n’a pas besoin d’être partagé pour raconter une histoire
Madame,
Il existe des personnes capables de nous fasciner, de nous influencer, de nous éblouir et de nous émouvoir au point de faire jaillir le meilleur de nous-mêmes à leur simple contact. L’on peut passer sa vie sans croiser une telle personne, mais quand cela arrive, les barrières des conventions qui jusqu’alors calibraient notre existence, tombent, et l’on se retrouve comme face à une grande toile blanche qu’on ne sait par où commencer à peindre. Pourtant, l’on ose, et les mots viennent facilement. Une telle lumière marque durablement, et même si la vie nous inflige un vigoureux démenti, l’on se dit qu’on ne peut perdre telle lumière complètement, ni à jamais.
Les grands mythes amoureux montrent des passions bâties sur la louange de l’autre. L’on n’imagine pas une sérénade émaillée de critiques et pourtant, si l’amour vise à transmettre de la joie et à conforter l’aimé dans ses qualités, il est aussi hardiesse et n’hésite pas à mettre ce dernier à l’épreuve pour jauger de sa force, le connaître dans ses territoires les plus réservés, et apprendre ainsi à mieux le servir. La présence de l’amour de l’autre, y compris dans le carré de ses ombres, aide à s’accepter soi-même. Si cette présence est vécue comme une ingérence ou un affront, il s’agit pourtant bien d’amour, et nul qui n’a d’abord à craindre de ses propres fragilités n’a à craindre de lui.
L’amour n’apporte pas la paix, ou pas encore. Créateur comme peut l’être le feu dans le remue-ménage des commencements, il est en premier lieu la manifestation d’une force et d’un caractère. Il est la pulsation initiale de la vie qu’il nous revient d’exhausser. Parce qu’il est énergie et que la fonction de toute énergie est de transmettre, il produit des œuvres, conduit des recherches, entame des luttes et met au monde. L’inconfort est la marque de sa présence. Personne n’y est tout à fait préparé. Il est aussi déstabilisant à recevoir d’autrui que périlleux à retenir en soi. Qui se laissera surprendre par sa flamme la maîtrisera si mal qu’il attendra en toute priorité de l’être au pied duquel il la dépose, qu’il la tempère.
Les grands mythes amoureux racontent des passions partagées. Le monde et ses règles s’opposent à la destinée des amants. Le temps de la rencontre est bref, seule dure l’épreuve qu’ils traversent et la mort s’emparera souvent de l’un ou de l’autre, parfois des deux. Mais l’amour triomphe même dans la mort car il doit apporter à l’œuvre qui le célèbre l’éternité du mythe. Éléments purs de l’alchimie du mystère, les amants semblent emporter avec eux la formule de l’or.
Les grandes histoires d’amour étaient partagées quand le temps était au partage. La suffisance était alors réservée aux avides, elle n’était pas encore le premier lait de tous. Chacun se suffit à lui-même, désormais. Chacun œuvre à son contentement optimal, au prix de ravages qu’il ne voit pas et de sacrifices qui ne sont pas les siens. Le travail de la machine a remplacé celui du corps, a séparé l’individu de la nature en lui épargnant l’épreuve des saisons, en réduisant à rien le temps et la distance, et en déclassant le voyage intérieur. Chaque fois qu’un progrès technologique arrive, une part d’imaginaire se retire. Le subtil disparaît sous l’évidence de la masse, le poreux est supplanté par l’étanche, la courbe par l’angle, le souple par l’abrupt. « C’est la vie ! » conclut le larron.
Le nouveau, ce nouveau monde, c’était l’ancien surgissant comme une source. Une humanité persistante, un langage en fleurs, une intelligence flagrante à tous les yeux. L’espoir, tel une flèche, qui par son rire m’a transpercé. Mais le véritable amour préfère renoncer à la joie plutôt que d’entretenir ce qui ne serait pas également un chemin. Aussi ai-je fait en sorte qu’elle s’en aille, et pense que cette décision était la sienne.
L’amour n’a pas besoin d’être partagé pour raconter une histoire. Il lui suffit d’un égaré de la vie courante, d’un routinier des heures perdues, d’un ivrogne d’air raréfié. Vécu ou imaginaire, l’amour s’empare des cœurs inapprivoisés et inlassables. L’on comprend alors qu’il n’est jamais qu’un dialogue entre soi et soi-même, l’autre se présentant comme un miroir dans lequel se réfléchir. Là est peut-être le secret de cette plainte : la jeune femme, qui ne s’y attendait pas davantage qu’elle n’y était préparée, venait de rencontrer un homme qui endossait son rôle de miroir, sa fonction d’aimant, en réfléchissant l’aimée.
Je parlais, dans ce courrier par lequel je la rejetais sans qu’elle comprenne pourquoi, de « tristesse infinie » et c’était vrai, j’étais infiniment triste d’avoir entamé par maladresse le lien qui nous rapprochait et que j’ai préféré gâter plutôt que de prendre le risque qu’il l’incommode. Mais cette tristesse portait encore un soupçon de lueur que sa condamnation révoqua, pour me jeter cette fois dans une détresse insondable, et que chaque étape dans les mois qui suivirent accusa. L’on dit qu’une force de division nous entoure et que plus l’on avance, dans une relation ou en conscience, plus cette force agit. C’est un grand combat, pour le savant, de ne pas devenir fou, pour le guide de ne pas se changer en despote, et pour l’amoureux de ne pas précipiter le plein jour dans la plus épaisse des nuits.
La passion amoureuse a donné au monde son impulsion, elle en a tracé le récit. Aujourd’hui incomprise, elle est montrée du doigt, et l’autocensure la tue souvent avant qu’elle ne se manifeste. Le monde se recroqueville. On se sent gêné par une réaction spontanée, un engouement érudit, une tendresse qui n’est pas feinte. L’administration met en garde les fous. Pourquoi alors s’étonner si l’on finit par se traiter comme des bêtes, si le recours aux expédients du jeu et des drogues est devenu l’ordinaire ? Comment imaginer esquiver les écueils si l’on a brisé le ressort de l’amour, nous, peuple oisif et inquiet, captif de l’agitation, gourmet de l’inutile, comment pouvons-nous préparer d’autre futur qu’une extinction, nous, fiers parasites de nos semblables et de la Terre, vides de dévotion, de discernement et de justice, nous autres, épidémie universelle, comment pouvons-nous croire en l’avenir alors que nous n’avons fait que bafouer, souiller, enterrer, avorter, détourner, pénaliser l’amour, cette lumière qui nous fait préférer la sagesse à la victoire, cette impatience qui est à l’âme ce que le frisson est à la peau, cette question sans fin qui ne trouve sa réponse que dans le paradis d'un regard ? Tout, tout, Madame, tout est faux, vos actes comme vous-même, et comme moi, encore, souvent, par manque à mon tour de persévérance à faire de l’amour mon unique loi.
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